Edrich est né fortuné. C’est le moins que l’on saurait affirmer car à sa naissance ses parents l’avaient appelé ainsi. Et ce ne fut pas un prénom pris au hasard, mais pour que tout au long de sa vie, eux mêmes, lui-même, ainsi que tout un chacun, enfin nul ne puisse jamais négliger que le rejeton de leur union était voué à s’emparer agressivement du – et conserver violemment le – statut inaccessible de humain ostensiblement le plus riche, insensé et compulsif de la Terre. Puisqu’en réalité, dans leur langue natale, ce syntagme se dit “Earth’s Definitely Richest and Insanely Compulsive Human”. Bref EDRICH. CQFD. Ce qui fut démontré. Directement par Edrich.
On ne peut dire que ses géniteurs, père marin et mère au foyer, avaient connu l’opulence. Bien le contraire: le foyer était réduit à mère et fils lorsque la plupart du temps père était en mer, et aux trois lors des brefs passages de père sur terre. Le pécule était faible, la paye rare, la maison crade, la vie terne. On ne peut non plus croire à un quelconque don du garçon, naturel ou surnaturel, mental ou physique. Il était minime comme son père, même plus petit de classe, bigleux comme sa mère, et ses notes étaient médiocres. Comme à cet âge-là les gamins n’aiment pas un nain aux lunettes, ils l’évitaient. Il s’isola donc et nul ne sut comment il finit l’école.
La hagiographie officielle du prodige excelle en détails dédiés à ses débuts ardus dans un contexte défavorisé, mettant du coup en exergue ses exploits d’autant plus hors du commun. Ce qui ressort est le portrait d’un adolescent retors, solitaire et ivre de succès, ce qui est mis sur le compte – justement – de ces débuts si rudes. À force de progresser dans le temps, l’histoire s’amenuise pourtant, se fait de plus en plus vague, pour sauter tout droit à la majorité. On lit dès lors que tel son père, le jeune homme s’affirma parmi l’armada de matelots d’un navire de croisière classe Colossal, puis avec les charbonniers sans nombre d’une exploitation de bauxite.
Puis rien quatre ans durant. Il ne faut pas omettre que nulle part son portrait ferait état d’un niveau spécial d’intelligence. Cet aspect ne l’empêche pourtant pas de se voir brusquement hissé en bonne position sur la liste mondiale des cent plus nantis. À l’âge de 25 ans, Edrich (son patronyme n’est jamais évoqué) se retrouve donc propulsé bien en haut de la pyramide sociale, du moins pour son avoir. C’est là que sa fusée-destin décolle. Il n’est pas marié. Par la suite, il le sera nombre de fois, en alternance avec des femmes et des hommes d’âges, couleurs et cultures divers/es, dont le seul dénominateur commun requis sera la taille: 1m90. Au minimum.
Des recherches assidues pour déceler l’origine de cette position enviable entre toutes restent vaines. Son histoire ne l’indique pas. Dans la rubrique “Source” de ces classifications, tout au plus peut-on le trouver sous la mention “Diversifié”, comme aussi dans les autres rubriques: “Secteur”, “Domaine, voire “Industrie”. Pour autant, une telle trajectoire ne peut passer inaperçue, de sorte qu’il amorce une montée lente mais stable vers les premiers titres des média. À peine deux ans plus tard il a déjà bondi de seize places sur l’échelle des riches puis, à 32 ans, il loge dans le top dix, là où ce n’est plus le nombre de zéros qui compte mais le chiffre devant.
Il a atteint la vitesse de croisière, mais pas encore le plafond. À présent il vogue dans la stratosphère, au dessus des nuages, là où le soleil brille jour et nuit. À cette altitude-là, grâce à son réseau étalé sur la planète, Edrich a l’œil 24/24 sur ses affaires. Si le temps se gâte (façon de dire) dans le Pacifique, il se replie au Caucase; par calme plat en Chine, il se rabat sur l’Afrique; si des rafales frappent au Brésil, il se tourne vers le Moyen Orient. L’or décline? Il va aux terres rares. Semi-conducteurs en crise? Il racole en Inde. Chute du blé russe? Le Canada en a assez. Sa réactivité est l’atout que l’on craint le plus. Son intuition est bien sa pièce maîtresse.
Sa redoutable maîtrise du poker tient un rôle certain. Son jeu il sait le cacher comme nul autre. Plus d’une fois on le sait, voit ou croit brisé, écrasé, mais il refleurit encore plus fier, tel le Phoenix. Portée par sa devise-drapeau “Adapt or Die” (“S’adapter ou mourir”), l’emprise de son entreprise tentaculaire et pluri-céphale n’est dès lors plus contrôlable par les organismes régulateurs, les sociétés de notation et de cotation, les instituts spécialisés, les agences dédiées et le fisc. Via son empire, Edrich est présent partout et sous les formes les plus variées dans chaque secteur – primaire, secondaire, tertiaire, et même dans les guerres et les destructions.
Lové dans le fauteuil du haut de sa cabine fixée à la pointe de la navette spatiale ESS-1 (EdrichSpaceStar-1) qui tourne autour du globe à grande altitude et à grande vitesse, c’est là qu’il aperçoit son plafond. Et il est bas non, pas en soi: ce prodige vient de toucher le zénith de son destin à 38 ans révolus. Il est devenu le humain ouvertement le plus riche de la Terre, mais aussi le plus insensé et compulsif en surclassant fallacieusement la poignée de rivaux directs assis au sommet de l’Everest financier. Pourtant ce n’est que maintenant, grâce à la hauteur où il évolue, qu’il peut s’enquérir sur l’écart entre son statut – son plafond – et son but.
C’est qu’il n’y a plus grand chose à acheter. Rien d’intéressant en l’espèce. Rien qui vaille, car en somme tout ce qui compte est déjà sous son contrôle. Cela apporte un sentiment fâcheux de lassitude et de frustration à un homme comme lui, en pleine force de l’âge, formé à se nourrir de projets qui du coup se font rares. Les enfants sont encore bien trop jeunes pour leur céder certaines tranches de l’empire, voire pour les forger à diriger tel ou tel secteur. Dire qu’il ne sait pas leur nombre, encore moins leurs âges et noms, alors que ses unions il les fait et défait presqu’au rythme des saisons ou de ses déplacements. Père et mère sont trop vieux. Ils ne comptent plus.
Une fatigue vilaine et tenace s’installe dès lors, au point que même l’issue d’un conflit n’arrive plus à lui arracher un zeste d’intérêt. Sans défis à la mesure de ses ambitions, sans records à battre, sans adversaires à l’horizon, cet homme se fane. D’un œil absent il voit et sait que toute la mécanique de son conglomérat planétaire n’a désormais plus besoin de lui – de sa vigilance, de sa réactivité ou de son intuition. Elle roule toute seule. Arrivée la quarantaine, qu’il fête aux commandes de sa capsule spatiale, il sent sous ses doigts le point de balancement entre s’obstiner à vivre pour vivre ou carrément se décider à mourir pour en finir.
Heureusement, car perdu dans ses pensées, c’est le choc: des sons vifs assortis de voyants rouges font bouger instinctivement le regard sur les cadrans, le sortant subito de son cafard puisqu’il se rend compte qu’il est en train de perdre la trajectoire normale du vaisseau, ce qui entraînerait le risque d’être lancé dans une errance sans fin à travers l’espace en tant que satellite perpétuel, option qu’il rejette. Ainsi, yeux rivés sur la Terre, il se fixe sur le retour au lieu d’arrivée. C’est à cet instant-là, aux confins de la troposphère, qu’une zone particulière capte tant sa vue qu’il ne la quitte plus des yeux en risquant à nouveau de perdre sa trajectoire.
Pour les Chrétiens, Noël approche partout sur la planète. Dans la moitié nord, c’est l’hiver et dans la moitié sud, l’été. Cette zone insolite se positionne dans l’hémisphère nord. Plus il descend, mieux il distingue: elle a des montagnes, des rivières, des champs, des lacs et la mer. Mais c’est le vert dominant en cette fin d’année qui frappe surtout. Cette trouvaille le réveille à fond. Revenu sur terre, Edrich s’immerge dans l’examen de sa découverte et, l’une après l’autre, les informations qu’il réunit se posent comme les briques d’une construction mentale qui prend rapidement forme, à tel point qu’au bout de quelques jours sa décision est arrêtée.
Il l’achètera, cet endroit. Il est parfaitement situé. Son relief est magnifiquement varié. La végétation est tout aussi foisonnante que la faune. Le climat est doux. L’endroit n’est pas trop vaste et la population pas trop dense. La moitié sont Chrétiens. Le peuple est ouvert et parle l’anglais. Le niveau d’éducation est décent et c’est un pays et une république parlementaire – le Vendi, avec, c’est vrai, un passé colonial très long et chargé, mais libéré depuis plus d’une demi siècle ans et par dessus tout qui jouit d’une stabilité sociale et politique étonnante au sein d’une région réputée pour les coups d’état à répétition et des gouvernances l’une plus brève que l’autre.
La folle idée prend vite racine. L’économie bat de l’aile avec un produit intérieur brut médiocre, une croissance discrète, une inflation aussi notable que le chômage, et une dette publique qui perdure. L’importation dépasse solidement l’exportation et une bonne part de la nation vit sous le seuil de pauvreté. Pourtant ce ne serait même pas de l’argent perdu mais plutôt bien investi, car le pays est richement pourvu en ressources: le sous-sol regorge de minerais divers, pétrole et gaz. Du coup Edrich sent sa réactivité et son intuition battre à nouveau la chamade. Il a bien pu acheter tant de sociétés et de concessions; cette fois il achètera ce pays-là!
Au moment d’enclencher sa mécanique si bien graissée, un dur constat le bloque: cela fait un bail que l’esclavage a disparu de par le monde. Officiellement. Acquérir le tout, hommes, femmes et enfants avec, tel un seigneur féodal, est donc exclu. Alors il dresse le compte: en réalité il achètera tout – terres, eaux, sous-sol, faune, plantes, routes, places, villes, villages, bâtiments, agences, services, industries, transports, hôpitaux, écoles, savoir-faire, sports, stocks, prisons, communications, ministères, police, tribunaux, casinos, lois, engagements, loisirs, armée, presse, histoire, dettes privées et d’État, lois, contrats – en un mot: tout, sauf les vies des humains.
Edrich fixe généreusement au pays un délai d’une année – pas de réflexion, mais pour que chaque entité physique et juridique ait amplement le temps de faire ses calculs, d’annoncer son prix et de peser ses dettes. Nulle contre-offre extérieure est à craindre car la perspective du montant total la rend impossible. Ce délai lui permet de s’organiser, comme de réorganiser son futur achat. Ce sera une monarchie absolue. Il sera bien sûr son chef. Le pays s’appellera Marau. Lui sera son Tui. Il aura des sujets: le peuple du pays. Il réunira les pouvoirs exécutif, législatif et juridique. S’y ajoutera le quatrième: militaire. Avec ça il atteindra son plafond.
Au terme la valeur est là. Onze zéros. Il paye le tout avec ce qui lui tombe des poches. Pas de tractations, pas d’emprunt, pas de dette ou tiers payant. À présent il est unique et entier possesseur de ce pays. La fête nationale correspond désormais à sa date de naissance. Bannière d’État et armoiries portent son effigie: une photo retouchée qu’il adore depuis toujours, le montrant fier, âgé de 7 ans, à cheval sur un bouc, épée en bois dégainée. Il dissout aussitôt le parlement et supprime les ministères, à l’image des institutions officielles spécialisées. Pendant un certain temps est assuré seulement le fonctionnement normal des ambassades-clé.
L’appareil de l’État et l’administration centrale sont remplacés par une kyrielle de fidèles et de proches. À l’échelle locale on fait le tri entre anciens et nouveaux, de même qu’à la direction des sociétés publiques et privées d’une certaine dimension. Avec des finances complètement assainies, du coup le pays fait un bond prodigieux, tout autant que l’ensemble de la population, et ce jusqu’à chaque dernier bougre. Tout part en flèche. L’économie fleurit et les échanges sont relancés. La consommation reprend. Le chômage tombe et le niveau de vie jaillit aussitôt. Le vent frais qui souffle provoque exubérance à l’intérieur comme à l’extérieur.
Mais tout ceci a un prix comme il était évidemment très facile de s’en douter, car homologué en tant que plus riche sur Terre, Edrich doit aussi forcément être en même temps le plus insensé et le plus compulsif. Inévitablement, les trois particularités vont ensemble dans une relation d’interdépendance. Cette réalité fait pâlir la lumière sur ce phénomène abracadabrant à un niveau plus réaliste et moins radieux. Prélassé du haut de son trône, seul au pouvoir, autosuffisant, discrétionnaire, le Tui de Marau peut enfin relâcher les démons de ses fantasmes, trop longtemps muselées par les règlements, lois, normes, traditions et protocoles des hommes…
[30 juin 2023]
2 réponses
Si le prenom de Eldrich est Bill ou George — pas de chance, ces gars la, correspondant plus ou moins Eldrich, n’ont pas de nausee, melancolie ou deprime, faute d’ame.
Correct. Et il s’appelle EDRICH, pas ELDRICH. :))