Edrich (I/II)

Catégorie: Fiction
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Edrich est né for­tu­né. C’est le moins que l’on sau­rait affir­mer car à sa nais­sance ses parents l’avaient appe­lé ain­si. Et ce ne fut pas un pré­nom pris au hasard, mais pour que tout au long de sa vie, eux mêmes, lui-même, ain­si que tout un cha­cun, enfin nul ne puisse jamais négli­ger que le reje­ton de leur union était voué à s’emparer agres­si­ve­ment du – et conser­ver vio­lem­ment le – sta­tut inac­ces­sible de humain osten­si­ble­ment le plus riche, insen­sé et com­pul­sif de la Terre. Puisqu’en réa­li­té, dans leur langue natale, ce syn­tagme se dit “Earth’s Defi­ni­te­ly Richest and Insa­ne­ly Com­pul­sive Human”. Bref EDRICH. CQFD. Ce qui fut démon­tré. Direc­te­ment par Edrich.

On ne peut dire que ses géni­teurs, père marin et mère au foyer, avaient connu l’opulence. Bien le contraire: le foyer était réduit à mère et fils lorsque la plu­part du temps père était en mer, et aux trois lors des brefs pas­sages de père sur terre. Le pécule était faible, la paye rare, la mai­son crade, la vie terne. On ne peut non plus croire à un quel­conque don du gar­çon, natu­rel ou sur­na­tu­rel, men­tal ou phy­sique. Il était minime comme son père, même plus petit de classe, bigleux comme sa mère, et ses notes étaient médiocres. Comme à cet âge-là les gamins n’aiment pas un nain aux lunettes, ils l’évitaient. Il s’isola donc et nul ne sut com­ment il finit l’école.

La hagio­gra­phie offi­cielle du pro­dige excelle en détails dédiés à ses débuts ardus dans un contexte défa­vo­ri­sé, met­tant du coup en exergue ses exploits d’autant plus hors du com­mun. Ce qui res­sort est le por­trait d’un ado­les­cent retors, soli­taire et ivre de suc­cès, ce qui est mis sur le compte – jus­te­ment – de ces débuts si rudes. À force de pro­gres­ser dans le temps, l’histoire s’amenuise pour­tant, se fait de plus en plus vague, pour sau­ter tout droit à la majo­ri­té. On lit dès lors que tel son père, le jeune homme s’affirma par­mi l’armada de mate­lots d’un navire de croi­sière classe Colos­sal, puis avec les char­bon­niers sans nombre d’une exploi­ta­tion de bauxite.

Puis rien quatre ans durant. Il ne faut pas omettre que nulle part son por­trait ferait état d’un niveau spé­cial d’intelligence. Cet aspect ne l’empêche pour­tant pas de se voir brus­que­ment his­sé en bonne posi­tion sur la liste mon­diale des cent plus nan­tis. À l’âge de 25 ans, Edrich (son patro­nyme n’est jamais évo­qué) se retrouve donc pro­pul­sé bien en haut de la pyra­mide sociale, du moins pour son avoir. C’est là que sa fusée-des­tin décolle. Il n’est pas marié. Par la suite, il le sera nombre de fois, en alter­nance avec des femmes et des hommes d’âges, cou­leurs et cultures divers/es, dont le seul déno­mi­na­teur com­mun requis sera la taille: 1m90. Au minimum.

Des recherches assi­dues pour déce­ler l’origine de cette posi­tion enviable entre toutes res­tent vaines. Son his­toire ne l’indique pas. Dans la rubrique “Source” de ces clas­si­fi­ca­tions, tout au plus peut-on le trou­ver sous la men­tion “Diver­si­fié”, comme aus­si dans les autres rubriques: “Sec­teur”, “Domaine, voire “Indus­trie”. Pour autant, une telle tra­jec­toire ne peut pas­ser inaper­çue, de sorte qu’il amorce une mon­tée lente mais stable vers les pre­miers titres des média. À peine deux ans plus tard il a déjà bon­di de seize places sur l’échelle des riches puis, à 32 ans, il loge dans le top dix, là où ce n’est plus le nombre de zéros qui compte mais le chiffre devant.

Il a atteint la vitesse de croi­sière, mais pas encore le pla­fond. À pré­sent il vogue dans la stra­to­sphère, au des­sus des nuages, là où le soleil brille jour et nuit. À cette alti­tude-là, grâce à son réseau éta­lé sur la pla­nète, Edrich a l’œil 24/24 sur ses affaires. Si le temps se gâte (façon de dire) dans le Paci­fique, il se replie au Cau­case; par calme plat en Chine, il se rabat sur l’Afrique; si des rafales frappent au Bré­sil, il se tourne vers le Moyen Orient. L’or décline? Il va aux terres rares. Semi-conduc­teurs en crise? Il racole en Inde. Chute du blé russe? Le Cana­da en a assez. Sa réac­ti­vi­té est l’atout que l’on craint le plus. Son intui­tion est bien sa pièce maîtresse.

Sa redou­table maî­trise du poker tient un rôle cer­tain. Son jeu il sait le cacher comme nul autre. Plus d’une fois on le sait, voit ou croit bri­sé, écra­sé, mais il refleu­rit encore plus fier, tel le Phoe­nix. Por­tée par sa devise-dra­peau “Adapt or Die” (“S’adapter ou mou­rir”), l’emprise de son entre­prise ten­ta­cu­laire et plu­ri-céphale n’est dès lors plus contrô­lable par les orga­nismes régu­la­teurs, les socié­tés de nota­tion et de cota­tion, les ins­ti­tuts spé­cia­li­sés, les agences dédiées et le fisc. Via son empire, Edrich est pré­sent par­tout et sous les formes les plus variées dans chaque sec­teur – pri­maire, secon­daire, ter­tiaire, et même dans les guerres et les destructions.

Lové dans le fau­teuil du haut de sa cabine fixée à la pointe de la navette spa­tiale ESS-1 (EdrichS­pa­ceS­tar-1) qui tourne autour du globe à grande alti­tude et à grande vitesse, c’est là qu’il aper­çoit son pla­fond. Et il est bas non, pas en soi: ce pro­dige vient de tou­cher le zénith de son des­tin à 38 ans révo­lus. Il est deve­nu le humain ouver­te­ment le plus riche de la Terre, mais aus­si le plus insen­sé et com­pul­sif en sur­clas­sant fal­la­cieu­se­ment la poi­gnée de rivaux directs assis au som­met de l’Everest finan­cier. Pour­tant ce n’est que main­te­nant, grâce à la hau­teur où il évo­lue, qu’il peut s’enquérir sur l’écart entre son sta­tut – son pla­fond – et son but.

C’est qu’il n’y a plus grand chose à ache­ter. Rien d’intéressant en l’espèce. Rien qui vaille, car en somme tout ce qui compte est déjà sous son contrôle. Cela apporte un sen­ti­ment fâcheux de las­si­tude et de frus­tra­tion à un homme comme lui, en pleine force de l’âge, for­mé à se nour­rir de pro­jets qui du coup se font rares. Les enfants sont encore bien trop jeunes pour leur céder cer­taines tranches de l’empire, voire pour les for­ger à diri­ger tel ou tel sec­teur. Dire qu’il ne sait pas leur nombre, encore moins leurs âges et noms, alors que ses unions il les fait et défait presqu’au rythme des sai­sons ou de ses dépla­ce­ments. Père et mère sont trop vieux. Ils ne comptent plus.

Une fatigue vilaine et tenace s’installe dès lors, au point que même l’issue d’un conflit n’arrive plus à lui arra­cher un zeste d’intérêt. Sans défis à la mesure de ses ambi­tions, sans records à battre, sans adver­saires à l’horizon, cet homme se fane. D’un œil absent il voit et sait que toute la méca­nique de son conglo­mé­rat pla­né­taire n’a désor­mais plus besoin de lui – de sa vigi­lance, de sa réac­ti­vi­té ou de son intui­tion. Elle roule toute seule. Arri­vée la qua­ran­taine, qu’il fête aux com­mandes de sa cap­sule spa­tiale, il sent sous ses doigts le point de balan­ce­ment entre s’obstiner à vivre pour vivre ou car­ré­ment se déci­der à mou­rir pour en finir.

Heu­reu­se­ment, car per­du dans ses pen­sées, c’est le choc: des sons vifs assor­tis de voyants rouges font bou­ger ins­tinc­ti­ve­ment le regard sur les cadrans, le sor­tant subi­to de son cafard puisqu’il se rend compte qu’il est en train de perdre la tra­jec­toire nor­male du vais­seau, ce qui entraî­ne­rait le risque d’être lan­cé dans une errance sans fin à tra­vers l’espace en tant que satel­lite per­pé­tuel, option qu’il rejette. Ain­si, yeux rivés sur la Terre, il se fixe sur le retour au lieu d’arrivée. C’est à cet ins­tant-là, aux confins de la tro­po­sphère, qu’une zone par­ti­cu­lière capte tant sa vue qu’il ne la quitte plus des yeux en ris­quant à nou­veau de perdre sa trajectoire.

Pour les Chré­tiens, Noël approche par­tout sur la pla­nète. Dans la moi­tié nord, c’est l’hiver et dans la moi­tié sud, l’été. Cette zone inso­lite se posi­tionne dans l’hémisphère nord. Plus il des­cend, mieux il dis­tingue: elle a des mon­tagnes, des rivières, des champs, des lacs et la mer. Mais c’est le vert domi­nant en cette fin d’année qui frappe sur­tout. Cette trou­vaille le réveille à fond. Reve­nu sur terre, Edrich s’immerge dans l’examen de sa décou­verte et, l’une après l’autre, les infor­ma­tions qu’il réunit se posent comme les briques d’une construc­tion men­tale qui prend rapi­de­ment forme, à tel point qu’au bout de quelques jours sa déci­sion est arrêtée.

Il l’achètera, cet endroit. Il est par­fai­te­ment situé. Son relief est magni­fi­que­ment varié. La végé­ta­tion est tout aus­si foi­son­nante que la faune. Le cli­mat est doux. L’endroit n’est pas trop vaste et la popu­la­tion pas trop dense. La moi­tié sont Chré­tiens. Le peuple est ouvert et parle l’anglais. Le niveau d’éducation est décent et c’est un pays et une répu­blique par­le­men­taire – le Ven­di, avec, c’est vrai, un pas­sé colo­nial très long et char­gé, mais libé­ré depuis plus d’une demi siècle ans et par des­sus tout qui jouit d’une sta­bi­li­té sociale et poli­tique éton­nante au sein d’une région répu­tée pour les coups d’état à répé­ti­tion et des gou­ver­nances l’une plus brève que l’autre.

La folle idée prend vite racine. L’économie bat de l’aile avec un pro­duit inté­rieur brut médiocre, une crois­sance dis­crète, une infla­tion aus­si notable que le chô­mage, et une dette publique qui per­dure. L’importation dépasse soli­de­ment l’exportation et une bonne part de la nation vit sous le seuil de pau­vre­té. Pour­tant ce ne serait même pas de l’argent per­du mais plu­tôt bien inves­ti, car le pays est riche­ment pour­vu en res­sources: le sous-sol regorge de mine­rais divers, pétrole et gaz. Du coup Edrich sent sa réac­ti­vi­té et son intui­tion battre à nou­veau la cha­made. Il a bien pu ache­ter tant de socié­tés et de conces­sions; cette fois il achè­te­ra ce pays-là!

Au moment d’enclencher sa méca­nique si bien grais­sée, un dur constat le bloque: cela fait un bail que l’esclavage a dis­pa­ru de par le monde. Offi­ciel­le­ment. Acqué­rir le tout, hommes, femmes et enfants avec, tel un sei­gneur féo­dal, est donc exclu. Alors il dresse le compte: en réa­li­té il achè­te­ra tout – terres, eaux, sous-sol, faune, plantes, routes, places, villes, vil­lages, bâti­ments, agences, ser­vices, indus­tries, trans­ports, hôpi­taux, écoles, savoir-faire, sports, stocks, pri­sons, com­mu­ni­ca­tions, minis­tères, police, tri­bu­naux, casi­nos, lois, enga­ge­ments, loi­sirs, armée, presse, his­toire, dettes pri­vées et d’État, lois, contrats – en un mot: tout, sauf les vies des humains.

Edrich fixe géné­reu­se­ment au pays un délai d’une année – pas de réflexion, mais pour que chaque enti­té phy­sique et juri­dique ait ample­ment le temps de faire ses cal­culs, d’annoncer son prix et de peser ses dettes. Nulle contre-offre exté­rieure est à craindre car la pers­pec­tive du mon­tant total la rend impos­sible. Ce délai lui per­met de s’organiser, comme de réor­ga­ni­ser son futur achat. Ce sera une monar­chie abso­lue. Il sera bien sûr son chef. Le pays s’appellera Marau. Lui sera son Tui. Il aura des sujets: le peuple du pays. Il réuni­ra les pou­voirs exé­cu­tif, légis­la­tif et juri­dique. S’y ajou­te­ra le qua­trième: mili­taire. Avec ça il attein­dra son plafond.

Au terme la valeur est là. Onze zéros. Il paye le tout avec ce qui lui tombe des poches. Pas de trac­ta­tions, pas d’emprunt, pas de dette ou tiers payant. À pré­sent il est unique et entier pos­ses­seur de ce pays. La fête natio­nale cor­res­pond désor­mais à sa date de nais­sance. Ban­nière d’État et armoi­ries portent son effi­gie: une pho­to retou­chée qu’il adore depuis tou­jours, le mon­trant fier, âgé de 7 ans, à che­val sur un bouc, épée en bois dégai­née. Il dis­sout aus­si­tôt le par­le­ment et sup­prime les minis­tères, à l’image des ins­ti­tu­tions offi­cielles spé­cia­li­sées. Pen­dant un cer­tain temps est assu­ré seule­ment le fonc­tion­ne­ment nor­mal des ambassades-clé.

L’appareil de l’État et l’administration cen­trale sont rem­pla­cés par une kyrielle de fidèles et de proches. À l’échelle locale on fait le tri entre anciens et nou­veaux, de même qu’à la direc­tion des socié­tés publiques et pri­vées d’une cer­taine dimen­sion. Avec des finances com­plè­te­ment assai­nies, du coup le pays fait un bond pro­di­gieux, tout autant que l’ensemble de la popu­la­tion, et ce jusqu’à chaque der­nier bougre. Tout part en flèche. L’économie fleu­rit et les échanges sont relan­cés. La consom­ma­tion reprend. Le chô­mage tombe et le niveau de vie jaillit aus­si­tôt. Le vent frais qui souffle pro­voque exu­bé­rance à l’intérieur comme à l’extérieur.

Mais tout ceci a un prix comme il était évi­dem­ment très facile de s’en dou­ter, car homo­lo­gué en tant que plus riche sur Terre, Edrich doit aus­si for­cé­ment être en même temps le plus insen­sé et le plus com­pul­sif. Inévi­ta­ble­ment, les trois par­ti­cu­la­ri­tés vont ensemble dans une rela­tion d’interdépendance. Cette réa­li­té fait pâlir la lumière sur ce phé­no­mène abra­ca­da­brant à un niveau plus réa­liste et moins radieux. Pré­las­sé du haut de son trône, seul au pou­voir, auto­suf­fi­sant, dis­cré­tion­naire, le Tui de Marau peut enfin relâ­cher les démons de ses fan­tasmes, trop long­temps muse­lées par les règle­ments, lois, normes, tra­di­tions et pro­to­coles des hommes…

[30 juin 2023]

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2 réponses

  1. Si le pre­nom de Eldrich est Bill ou George — pas de chance, ces gars la, cor­res­pon­dant plus ou moins Eldrich, n’ont pas de nau­see, melan­co­lie ou deprime, faute d’ame.

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