Edrich (II/II)

Catégorie: Fiction
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…Le prix est lourd, cher. Plus d’un an après ce cham­bar­de­ment unique entre tous, les extra­va­gances de l’autocrate com­mencent fur­ti­ve­ment à prendre le des­sus, gri­gno­tant l’euphorie géné­rale de ses sujets qui s’essouffle comme une piètre peau de bau­druche. La nou­velle auto­ri­té amorce le pro­ces­sus en éla­bo­rant un sys­tème qu’elle appelle “inno­vant et créa­tif”, fon­dé sans excep­tion sur la sti­mu­la­tion. De l’effort à l’obéissance, de l’initiative à la déla­tion, du cou­rage à l’intégration – tout devient sujet à récom­pense. Et nour­ri par les avoirs sans cesse plus copieux venant d’Edrich, le sys­tème paye. Car tout se paye, jusqu’à faire poindre la méfiance.

La liste de ces fan­tai­sies est longue, l’éventail large et l’impact pro­fond et sour­nois. L’histoire du pays débute le jour de l’achat; édu­ca­tion et union deviennent libres et à option, ce qui les abo­lit de fait; les seules cou­leurs admises sont le gris et le vert – han­té par une agres­sion, Edrich veut fusion­ner pay­sages natu­rel et bâti; les ali­ments sont hié­rar­chi­sés, lipides et glu­cides en fin de liste – Edrich déteste les obèses; l’entière vie du pays se déroule sur 12 heures, 7-19, Edrich est un lève-tôt et un couche-tôt; la mon­naie devient le yot, le papier gris-vert est muni de son visage; l’anglais est langue unique et les plus de 1.90m sont les pre­miers promus.

Une fois le sys­tème avé­ré effi­cace et bien ins­tal­lé, l’autorité passe à l’étape sui­vante: la pro­tec­tion abso­lue de son Tui, habi­té par le spectre constant d’un atten­tat à sa vie, bref obsé­dé par la mort. On recense d’abord les nains mâles entre 1.25m et 1.45m. On active et finance à gogo la Sec­tion de recherches orga­niques fon­da­men­tales (SROF) de l’Institut de bio-sciences (IBS) à Lita­qé­bo – la capi­tale. Les efforts portent autant sur le rajeu­nis­se­ment for­cé super­fi­ciel que sur son pen­dant, le vieillis­se­ment. C’est l’’industrie pétro­lière qui four­nit les sub­sides mas­sifs accor­dés aux élus, soit 1 mil­lion de yots par tête. Cette deuxième étape prend fin neuf mois plus tard.

Un bloc com­pact de 2163 pseu­do-edrich aisés de 42 ans, état civil modi­fié, est pour ain­si dire “relâ­ché dans la nature” à l’échéance. L’ADN mani­pu­lé par le clo­nage et la géné­tique intra­cel­lu­laire les rend par­fai­te­ment iden­tiques à l’Edrich de base. Le volet insen­sé et com­pul­sif en moins. Le germe est néan­moins là. Le plus impor­tant pour l’Edrich ori­gi­nel reste que cet arti­fice d’envergure lui per­met enfin de sor­tir de sa retraite pour se pro­me­ner à loi­sir au milieu de son peuple, qui le salue avec le res­pect dû, comme d’ailleurs il le fait pour cha­cun de ses clones. N’empêche, peu à peu il y a comme une gêne dif­fuse qui gagne la rue et la cam­pagne. Le malaise couve.

Lorsque deux ans plus tard le car­re­leur Edrich 817 se tue dans un rodéo en voi­ture, ses funé­railles – natio­nales – concluent un cor­tège funèbre d’une heure à tra­vers les ave­nues de la capi­tale. Deux mille edrichs et tout autant de marau­saines et de marau­sains s’inclinent en silence au pas­sage du char vert, ouvert. 44 salves de canon font vibrer les fenêtres. L’edrich 16 pro­nonce l’oraison funèbre. Flan­qué par deux gardes d’honneur d’edrichs triés sur le volet, le mau­so­lée inau­gu­ré la veille à la hâte reçoit sa pre­mière dépouille. Un deuil natio­nal de trois jours clôt l’événement. Par la suite, le même triste céré­mo­nial est repris lors de chaque nou­veau décès d’un edrich.

Heu­reu­se­ment pour Edrich, appe­lé désor­mais le Grand par ses proches dans l’intimité, le pro­ces­sus ini­tial de créa­tion éla­bo­ré et ini­tié par la SROF de l’IBS est amé­lio­ré et accé­lé­ré avec le temps pour s’installer dans l’économie du pays comme volet impor­tant du sec­teur bios­triel. La den­si­té des edrichs ne fait qu’augmenter. Il y a tou­jours plus d’apport d’edrichs que de perte. Six ans après la pre­mière volée, leur poids d’environ 10% de la popu­la­tion est non négli­geable. Pour­tant c’est moins par le nombre et plus par l’influence poli­tique et sociale qu’ils deviennent pré­pon­dé­rants. À pré­sent ils sont syno­nymes de loi et d’ordre, et par là de progrès.

De l’autre côté il y a les “géants” de 1.90m et plus, qui pro­li­fèrent aus­si, mais par une pro­cé­dure sub­tile de sélec­tion géno­mique en amont. À l’âge pré­sco­laire, leur taille dépasse déjà celle des edrichs adultes. Quand ils arrivent à la matu­ri­té, le sys­tème les guide avec adresse vers cer­tains domaines-clé de la socié­té, soit favo­ri­sant leur études, soit les pla­çant dans le tis­su éco­no­mique, si ce n’est encore direc­te­ment par des sou­tiens finan­ciers ouverts. Ou comme les 12 balèzes de 20 ans et de 2 m, experts dans le total com­bat, pro­mus à la GPR – la garde pré­to­rienne rap­pro­chée – d’Edrich le Grand. Les pro­jec­tions les donnent à près de 15% et à Marau ce chiffre compte.

Avec envi­ron un quart de la popu­la­tion totale du pays – enfants et séniors com­pris – regrou­pé dans ces deux for­ma­tions com­pactes, solides et bien défi­nies, le res­tant de 75% fait pâle figure, épar­pillé qu’il est en moult caté­go­ries aus­si diverses que hété­ro­gènes. Et c’est peut-être pour cette rai­son et bien là qu’il faut cher­cher la source du malaise. Dans une socié­té si stra­ti­fiée, sinon pola­ri­sée, c’est dans la couche qui s’estime délais­sée et lésée – fut-elle domi­nante par le nombre – que jaillit l’étincelle. Ci on aper­çoit une blouse jaune, là un toit en tuiles rouges, on se passe des gâteaux sous la main, une tra­vaille la nuit, un prêtre bénit un mariage. On appelle ça fronde.

Mais le sys­tème a ses moyens d’anticipation sor­tant du tra­vail d’intelligence mené en secret par ses organes de ren­sei­gne­ment. Vient donc le moment oppor­tun pour lan­cer la troi­sième étape. Elle est radi­cale. Edrich le Grand s’empare de la situa­tion. Après ana­lyse, il décide de scin­der ces 75% qui posent pro­blème en trois tiers dis­tincts. D’abord il y a la caté­go­rie A ins­tru­men­ta­li­sée dans la confor­mi­té au sys­tème. Vient la B, dont le non-confor­misme est atti­sé habi­le­ment. Et entre ces deux-là, tel un arbitre, quelque part au milieu du ter­rain de jeu, sont pla­cés ceux de la caté­go­rie C: les indé­cis, les neutres, les sans opi­nion et les fai­seurs de paix.

Les moyens d’action pour construire et mode­ler ces caté­go­ries sont ajus­tés selon les par­ti­cu­la­ri­tés de cha­cune d’entre elles. La caté­go­rie A compte ceux déjà recen­sés comme dociles. Ils sont séduits à coups de pro­mo­tions, de sti­mu­lants et d’incitations au mou­char­dage des sédi­tieux regrou­pés dans la caté­go­rie oppo­sée et des agis­se­ments aux­quels ils se livrent. L’arsenal uti­li­sé pour la caté­go­rie B affiche l’infiltration, la dif­fu­sion de ren­sei­gne­ments fic­tifs et, à l’occasion, le sabo­tage coor­don­né de cer­tains objec­tifs mineurs. Enfin, la caté­go­rie C est vue comme une sorte d’espace tam­pon utile plu­tôt comme caisse de réso­nance des deux autres.

Pro­fi­tant du repère majeur occa­sion­né par le jubi­lé des 60 ans d’Edrich le Grand, le Tui dresse ses comptes. Et s’en réjouit: en si peu de temps il voit la base des edrichs conso­li­dée et sta­bi­li­sée à 12% et le corps des “géants” à 18%. En paral­lèle, le lot de la classe A est por­té à 30%, celui de la classe B rame­né à 15% et la classe C légè­re­ment bais­sée à 20%. Sous ces aus­pices, il faut dire que les 5% res­tants perdent de l’importance, alors que le ¾ de ce quo­ta compte des gens qui de fait n’ont jamais fait usage de leurs rôles civiques et, ce fai­sant, se sont qua­si auto-exclus de la vie du pays. Et c’est l’imprudence qu’Edrich le Grand aurait mieux fait d’éviter.

Être arri­vé à façon­ner toutes les caté­go­ries de la socié­té à sa manière et tout ceci en simul­ta­né est un exploit en soi, se dit-il. Eh bien, il n’est pas suf­fi­sant pour béton­ner à vie son confort et sa domi­na­tion. Le ver ronge le fruit si savam­ment éla­bo­ré. C’est ce fichu 1.25% de la popu­la­tion qui se sous­trait à toute caté­go­rie.  Il n’a jamais été aus­si actif. Dotés de facul­tés peu com­munes, ce sont les irré­duc­tibles ayant pu pas­ser pour des indé­cis mais qui en fait consti­tuent un dan­ger létal pour le sys­tème. Une poi­gnée de gens, à peine quelques mil­liers, mais avec un cran fou à for­cer le pari absurde de cas­ser l’œuvre du Toi pour détruire son régime.

C’est à par­tir de ce constat que l’intégralité du volet com­pul­sif et insen­sé d’Edrich se déploie dans toute son effroyable éten­due, nour­ri par le tra­vail sour­nois de ses organes de ren­sei­gne­ment: il s’agit de l’ultime étape quatre, à laquelle il ne pen­sait pas arri­ver. Elle com­mence avec la dis­tor­sion des fac­teurs cli­ma­tiques, suite à l’augmentation ponc­tuelle de l’induction magné­tique créant ain­si un état local de hyper­ma­tière noire den­si­fiée. Résul­tat: des sauts de 80°C et de 10 bars entre le jour et la nuit et d’un jour à l’autre. Effet: désordre phy­sio­lo­gique géné­ral dont n’échappe que le petit groupe char­gé de l’affaire, doté – lui – des équi­pe­ments adéquats.

L’étape quatre s’amplifie à tra­vers les avan­cées enre­gis­trées au Dépar­te­ment d’études patho­gènes (DEP) de l’IBS qui déverse par l’air, par l’eau et par vagues pério­diques des bacilles pyo­cya­niques (Pseu­do­mo­nas aeru­gi­no­sa), bac­té­rie sinistre si elle en est, sur­tout si diri­gée vers des orga­nismes déjà gra­ve­ment affai­blis. La réus­site est au ren­dez-vous, car le taux de mor­ta­li­té directe par infec­tion atteint envi­ron 60% de la popu­la­tion, un autre 25% se sui­cide à la vue de l’hécatombe autour, alors que les 15% res­tants, mal­gré tout résis­tants phy­si­que­ment et psy­chi­que­ment à cette infa­mie, fuient le pays. Le Tui de Marau serait-il deve­nu roi d’un lieu vide ? Non.

Du haut de ses 1.15m (assis sur son trône lif­té à 2.50m au des­sus du sol), Edrich le Grand jubile: c’est qu’il a plus d’une corde à son arc. Depuis des années et – par pré­cau­tion – dans le plus total des secrets, une équipe iso­lée de la SROF ver­sée dans la trans­gé­nèse s’occupe à tour­ner dans les deux sens des cafards en abeilles, des escar­gots en sar­dines, des lézards en pigeons, des rats en lapins et des blai­reaux en macaques. Depuis le début de la troi­sième étape et confir­més par leurs résul­tats, il sont pas­sés à la trans­for­ma­tion anthro­po­mor­phique des pri­mates, de sorte qu’au moment de la vidange de popu­la­tion, ils dis­posent du pro­duit de substitution.

Le tour de la der­nière phase de la qua­trième étape se pro­duit et c’est un triomphe. En quelques mois à peine, Edrich le Grand réus­sit le grand che­lem: mettre à l’abri sa vaste famille expa­triée, se déles­ter de tout dan­ger inté­rieur réel ou fic­tif, et par l’ardeur de ses scien­ti­fiques – les nou­veaux mil­lion­naires – rem­pla­cer avec suc­cès femmes et hommes d’âges, ori­gines, cou­leurs, croyances, capa­ci­tés, pen­sées et inten­tions diverses avec tout autant d’EGM (êtres géné­ti­que­ment modi­fiés), qu’il ne peut décem­ment appe­ler per­sonnes ou indi­vi­dus, mais robots ou cyborgs non plus, ce qui l’amène au seul “choix” réel: leur iden­ti­té sera le numé­ro d’ordre.

De 1 à N (il faut savoir qu’avec les années, la popu­la­tion s’était mul­ti­pliée, mais qu’après le grand rem­pla­ce­ment les scien­ti­fiques s’étaient aus­si expa­triés) tra­vaille en per­ma­nence, n’est pas payé, n’a pas de famille ni d’amis, ne prend pas de vacances, n’a pas d’opinions, exé­cute tel quel les ins­truc­tions du Toi et ne vote pas. Quant à Edrich le Grand, il chasse le sou­ve­nir du mau­dit jour où il avait pen­sé ôter sa vie alors qu’arrivé à l’âge de la retraite (mais quelle retraite ?!…) il est le seul et abso­lu sou­ve­rain d’une par­tie du monde qu’il détient en tota­li­té, y com­pris la vie des êtres. Sur ces entre­faites il peut se cou­cher serein du long de ses 2m30. Oui.

Oui, car suite aux résul­tats brillants obte­nus par ses cher­cheurs lors des pré­cé­dentes conver­sions, il n’a pu empê­cher la ten­ta­tion de s’adonner lui même à ce genre de méta­mor­phose en se fai­sant trans­fé­rer les gênes d’un grizz­li de la région, 2m70 debout sur ses pattes. Taille dou­blée, poids quin­tu­plé, force décu­plée, c’est vrai que la poi­lure et les dents ont eux aus­si beau­coup aug­men­té, tout autant que la voix et la démarche ont chan­gé, mais peu importe: le Toi de Marau n’a plus des comptes à rendre à qui que ce soit. Il passe donc le res­tant de ses jours dans son pays et dans la paix sans limites qu’il s’est effor­cé d’obtenir, avec suc­cès, toute sa vie.

*

Ce récit est une fable si ce détail n’était pas évident, et si tel est aus­si son second degré, eh bien elle s’inspire de la réa­li­té actuelle.

[30 juin 2023]

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