2. Frau Berta Alterhaus, arrière-arrière grand-mère, traductrice retraitée (1925 -).
«Ma vie ? J’aime pas en parler… il y a des choses dans la vie, pas toujours… c’est pas toujours le bon choix. Je veux dire, si c’était à refaire… Peut-être qu’on le… on ferait autrement. Sûr. Puis bon, on étaient jeunes, très jeunes, à cet âge-là, le choix, vous savez… Les garçons ils… c’était deux jumeaux dans ma classe, Jürg und Hans, ils sont entrés aux Jeunesses Hitlériennes bien avant la guerre. L’époque était comme ça. Leurs parents ne voulaient pas, mais… Nos parents, leur génération a vécu… a connu l’armistice, la honte, la misère après. Nous au moins on nous a présenté un idéal, je veux pas en parler là, vous comprendrez pas. Les garçons avaient aussi le travail, tout était à bâtir en Allemagne, on a eu les premières autoroutes là. [N.D.L.A. Faux: ce fut en Italie en 1924.] Mais les filles, nous… il n’y avait pas grand chose… alors mes parents m’ont… je ne leur en veux pas… j’ai été engagée dans la boulangerie Brotman… c’est drôle, non ? ha-ha, ce nom-là pour un boulanger, “Brot-Brot-Brot, Gott liebt Brot”, ha-ha, la réclame, vous savez ? C’étaient des Juifs, lui Russe elle Française, et là j’ai appris ces langues. Je ne l’ai pas cherché, mais ils ne parlaient pas l’Allemand, enfin très mal… ils parlaient comme ça entre eux, va savoir donc… Puis au début de la guerre il y a eu la diphtérie, Rudy, ma mère, mon père… Bon, alors comme on n’avait pas de remèdes ni l’argent pour… bon, j’ai répondu à une annonce de l’Abwehr… pour engager des filles parlant les langues. Moi je ne savais pas taper la machine, je savais préparer la pâte, ha-ha… mais j’ai appris vite. Et comme ça j’ai pu avoir des remèdes et aussi… bon, des choses. Pour tante Inge, pour les voisins du bas… bon, enfin. J’ai traduit pour l’Abteilung III Spionageabwehr. Comme ça j’ai appris la capture des frères Zettner, Hans und Jürg, un à Br… Bristol et l’autre en Crète. Je vais faire une petite pause. [N.D.L.A. Une heure après.] Voilà. Notre quartier était… comment ça… différent. On se connaissait bien. Un quartier modeste, plein d’enfants, mais des gens bien, travailleurs, la plu… bon un quart peut-être, dans la Wehrmacht, quelques Juifs… Cohn, Adler, Kr… enfin. C’était une petite vie agréable là, tout le quartier s’était donné la main et ils… ils ont aménagé une salle de cinéma. Les enfants, les voisins, on était une foule à applaudir “Olympia”, quel film ! Que voulez-vous ? Bon, puis il y a eu la guerre… À la guerre comme à la guerre… six ans durant je n’ai plus vu mes parents, j’ai dû suivre partout le colonel, puis en juin ’45 quand il… oui, chef à l’Abteilung III, il a été arrêté par les Anglais et… je sais pas ce qu’il est devenu. Mais moi et Otto on a pu nous marier, si vous voyiez le gâteau de mariage… ha-ha-ha…»
«Oui-oui, les enfants… [N.D.L.A. Elle s’esclaffe.]. Les enfants… Eh bien, c’est pour eux qu’on l’a faite, cette maudite guerre. Mais on est allé trop loin, oui. Ça vous n’avez pas besoin de… de… je ne veux pas avoir d’ennuis. Finalement eux ils ont été comme une génération de… comment dire ça… de sacrifice. Pas nous. Nous on l’a voulu. Non, pas nos parents, pas nos enfants. Nous. Ma génération. Nous on a été fiers de pouvoir redresser ce pays. Mais l’après-guerre… vous n’imaginez pas ce que ça a été, surtout pour ces enfants… En plus on était en pays occupé. Heureusement je parlais le Français et le Russe, vous savez ? Et on a de nouveau perdu des terres… Bon, passons. Si je me rappelle tout ça… Les enfants… Nous avons eu trois enfants: Niels-Gustav (d’après mon frère) et Gotthold et Marthe. Ce nom – Gustav – ça a été comme une malédiction. Il jouait avec des amis du quartier, il y avait encore des bâtiments en ruine… et il a marché sur… [N.D.L.A. Elle s’arrête un moment. Sa voix tremble. Puis elle reprend.] Il avait cinq ans… Oui. Enfin… Bon. Puis ça a été le malheur de ‘61, qu’on étaient tous les quatre à Berlin-Tempelhof, en visite chez le beau-frère de mon mari, Josef, et Karin. Puis un soir on a mangé chez des amis de Josef qui habitaient à Pankow… et les enfants ont demandé à rester jouer et dormir chez eux. Ils avaient un garçon de leur âge. On s’est disputés, Otto et moi, lui ne voulait pas les laisser là… et finalement je l’ai convaincu, moi, la bécasse, la pire décision de ma vie… Et on est rentrés et on les a laissés là, chez le beau-frère et sa femme. Puis le lendemain… le lendemain on leur a téléphoné pour leur dire de prendre… le bus et rentrer… mais leur téléphone… au beau-frère, ne marchait pas ! Alors on a couru nous chez le beau-frère et… vous savez, non ? Quelle infamie, quelle infamie !… Rien n’a marché, on est rentrés chez nous… on étaient comme morts. L’un plus que l’autre. Moi pour mon idée maudite, lui pour avoir cédé. Impardonnable. Im-par-don-nable. Deux ans, deux ans on a été séparés d’eux, et eux de nous, impossible de… impossible de… de faire quoi que ce soit. Ce n’est qu’après la visite de Kennedy qu’on a pu les retrouver, on les a accueilli à Bösebrücke, moi je me suis presque évanouie… Ils étaient à peine reconnaissables. Grandis, mûris, pâles, surtout Marthe… On les avait laissé enfants et là… un jeune homme et une demoiselle. Une horreur, ce mur. Un pays coupé en deux. Ils avaient pris l’exemple en Asie, ces canailles ! Et comme nous, des milliers de familles… Des centaines de morts. Des dizaines de milliers incarcérés comme… comme “déserteurs”. Ha ! Vous vouliez la vie de la génération après nous. La voilà ! Comme si une honte ne suffisait pas, voilà une nouvelle honte.»
[…]
[25 juin 2020 – 12 novembre 2021]