[…]
4. Herr Karsten Alterhaus, grand-père, enseignant (1972 -).
«Hallo. Votre démarche et en effet intéressante mais… je ne pense pas avoir le temps nécessaire pour élaborer sur ces deux sujets. Vous m’excuserez, j’ai encore une vingtaine de travaux écrits à corriger et je dois les déposer demain à l’école, alors… Bien. Oui… Je peux fumer ? Ah, d’accord, je comprends… Alors je crois que la volée… cette… la génération de mes parents… elle a été… ça a été une génération de sacrifice, on pourrait dire. Ce sont des gens nés soit juste avant la guerre, soit pendant la guerre, soit juste après, et dans tous ces cas… je veux dire l’enfance, leur enfance a dû être tout sauf simple. La nourriture, l’hygiène, les chocs psychologiques, les réparations de guerre, la rupture du pays, imaginez… Puis s’ajoutent les horreurs de la thalidomide, le séisme que ça a produit dans la société. Je pense que je n’exagère pas si j’appelle ça une génération héroïque. Quelque part aussi leurs prédécesseurs, puisque c’est sur eux… en majeure partie c’est eux, c’est surtout eux qui ont fait de cette l’Allemagne ce que nous voyons aujourd’hui autour. Et en dehors. Nous, moi, mes amis, enfin ceux de mon âge… nous avons… Dieu merci ! nous n’avons pas connu la guerre, toutes ces atrocités, heureusement que pour nous ça a fini ainsi, sinon… autrement… quelque mois de plus et on aurait connu le sort des Japonais. Je n’ose même pas penser. Oui… Oui… Il ne faut pas croire, chacun a eu des cadavres dans le placard… d’une façon ou d’une autre. Regardez Barbie. Regardez aussi le fils Speer, la carrière qu’il a faite. Mais vous avez eu l’occasion écouter d’autres témoignages, n’est-ce pas ? Moi je parle de ce qu’on m’a dit, de ce que j’ai entendu dire, donc ce n’est… Voilà. Donc… je ne pense pas que c’est pertinent de… qu’on se compare avec eux, et surtout de comparer nos enfants avec eux. Ou encore nous, ma génération. Comment voulez-vous faire ça ?! Ce moment-là, je veux dire la guerre, la deuxième… mais non, même la Grande guerre, eux, mes arrière-grands parents on connu la Grande guerre, cette guerre-là, ces événements-là ça casse une nation, ça détruit, vous devez tout refaire de A à Z. Regardez la guerre d’Espagne, ou encore les Français avec leur résistants et leur collabos. Et quand ça vient si vite comme ça… donc il y a eu une foule de gens ici qui ont vécu… et ailleurs, bien sûr, et ailleurs… qui ont vécu pas un, mais deux traumatismes comme ça dans leur vie. Et nous alors ? Ha ! Oui, bien sûr, nous avons eu… enfin, vous savez comme moi, mais au moins nous avons mis bas le mur… je veux dire… nous, enfin, pas nous, mais la force du peuple, Gorbachev, Reagan, pour pas les nommer ceux-là… Il faut vivre des moments comme ça pour savoir ce que c’est ! Demandez à Nele ce qu’elle en pense ! Ha-ha-ha. C’est comme moi avec les deux guerres !»
«Maintenant pour ceux qui viendront après, enfin… ceux qui viennent après nous, hé-hé… ceux-là… ceux-là ils ne savent, enfin, la plupart ils ne savent… la plupart… je ne sais pas comment dire ça. Ces gamins on leur a enseigné à l’école, encore maintenant, un autre récit. Sûr. Je peux vous le dire. Je suis bien placé pour le savoir. Moi j’enseigne les sciences de la nature, mais j’ai des collègues qui enseignent l’histoire. Prenez un élève de deuxième secondaire, il ne sait… enfin, il ne sait pas grand chose sur ce pays avant les années ’50. On traite l’histoire de l’Allemagne… il y a un bouquin entier, une année entière pour traiter l’histoire allemande du Saint Empire à nos jours, et l’avant-avant dernier chapitre est réservé à la première moitié du XXème siècle. Sur une page ! Je ne vous raconte pas le contenu, même que je pourrais le faire en trois minutes… Puis bon… Mais de toute façon, ces jeunes ils ont d’autres chats à fouetter: internet, Instagram, ces choses là. Tu leurs montres à Nürnberg une façade criblée de traces de balles, ils te demandent si on peut vite aller casser la croûte vis-à-vis chez McDonald’s. Tu leur fais voir le bâtiment du tribunal et ils disent qu’il est moche. Je saaais, je sais, quand tu n’entends autre chose que “Plus jamais ça.”, c’est clair que… c’est clair. Je ne dis pas que c’est faux. Je dis juste qu’avoir la connaissance de ton histoire est… comment dire… crucial, quoi. Sinon tout est biaisé. Sinon tu ne fais que formater des gens tout comme ces énergumènes qui cherchaient à créer “l’homme nouveau”. L’homme nouveau… Pfff… Les Russes aussi, les Chinois aussi ont fait ça. Et les Américains ils font quoi avec l’extermination des autochtones, hein ? Demandez à un yuppie de la Fifth Avenue ce qu’il pense des massacres de peux rouges durant 500 ans… Bon, là je me perds un peu. Je vous disais déjà que des cadavres tout le monde en a, peut-être plus qu’il y en a des placards… Enfin, ces jeunes de nos jours, tout ce que je regrette un peu c’est qu’ils grandissent dans un pays qui… si vous voulez, quelque part est un pays nouveau. Pas nouveau-nouveau, comme l’Australie par exemple, mais ils n’ont pas des repères… comment dire… ils n’ont pas vraiment de vision sur leurs racines, d’où ils viennent. Chose surprenante d’ailleurs, puisque la fierté allemande est toujours droite dans ses bottes, si vous me passez l’expression… ha-ha-ha. Je ne sais pas où tout ça mène, mais à voir mes classes je dirais qu’on vit à présent un tournant de la société aussi abrupt que le passage à l’ère industrielle. Sauf que celui-là il a mis un siècle pour s’imposer… Mais pour dire vrai, on me disait presque la même chose quand j’avais 15-18 ans ! Maintenant je dois absolument vous laisser car m’attendent les vingt corrections. C’était un plaisir, au revoir.»
[…]
[25 juin 2020 – 12 novembre 2021]