Au commencement ce fut une banale errance le long des rives du lac. Le soleil d’automne s’en allait. Poussant tant bien que mal le bétail branlant, les paysans revenaient des champs affamés, las et muets, la tête à la pitance, à la femme, à la maison et au lendemain.
C’est à ce moment-là que Æbon le découvrit, vieux, seul et immobile, sommairement vêtu et caché sans but sous les ondes d’un saule abondant. Le vieillard était assis à même la pelouse, les mains plantées dans l’herbe haute. Devant lui, un long bâton à pêche et un filet – aussi désolé que vide – stagnaient dans l’eau plate.
La lumière jaune-satin sculptait sur sa tête d’étranges reliefs, livrant un visage calme tel celui d’une statue de jade qui fixe au loin. Son air illuminé avait la beauté infinie du simple. En un mot, il était heureux.
Là, l’homme qui pêchait sentit la présence du visiteur, se tourna et lui dit doucement « Paix à toi. » Mais avant que Æbon puisse délier sa langue, l’arrivée d’une jeune femme lui coupa l’élan de politesse.
Pendue à son cou, une enfant joufflue et bouclée somnolait comme seuls font les poussins. Attaché à sa maman, un bambin s’agitait, chassant un papillon géant qui le taquinait. Dès qu’il se défilait pour se lancer à l’assaut de l’insecte, la femme s’emballait et lui rattrapait la main. Le petit s’amusait comme un fou alors que la fillette assoupie dodelinait, le nez collé à la blouse de la femme.
L’air figé, la mère suivait un parcours vague, le corps plié sous les épreuves, l’apparence minée par un calvaire ardent et durable. En approchant les deux hommes, son regard glacé les scruta tel un mort. A l’évidence, elle transportait le plus grand des malheurs.
Sur ce, Æbon toisa le vieil homme et du coup une vision le remplit.
Au même instant, il avait pu être témoin du bonheur pur et du malheur nu. A priori, rien d’étonnant dans cette trouvaille, c’est vrai. Pourtant, une émotion glauque le gagna: quelque part il sentait un déséquilibre, presque une sorte de croisement injuste entre le monde du vieux et celui de la femme. Il termina sa promenade la tête ailleurs.
Ce fut une très mauvaise nuit, rien qu’à ruminer cet épisode, puis son idée, à se questionner, à se morfondre et à ordonner ses pensées. Dès l’aube, il ramassa tout un tas de fourbi, fonça droit au marché, et à midi sa tonnelle tenait debout. Au-dessus, il écrit à la hâte, mais bien en vue,
‘l’homme heureux’
et juste en dessous, un peu plus petit,
‘chez æbon –
du bonheur à vendre’
puis il ajouta
‘et acheter’.
La mise en place fut vite faite, puisque l’unique étal était vide. Pour commencer, Æbon s’assit au milieu du pavillon à sagement attendre des clients, mais à l’heure de la nuit il rentra au foyer en proie au doute: aucune affaire. Pire, à la vue de l’écriteau, les gens lui jetaient des œillades peu encourageantes, tout en chuchotant entre eux. Il se rendit vite compte que leurs sous-entendus étaient devenus inutiles.
Ainsi, il y eut la première semaine et le premier mois. Lui croyait et s’y accrochait, mais cela devenait dur: autour on vantait tantôt la bonne choucroute, tantôt le potage à l’ail, tantôt la plus belle vache laitière du coin, ou encore l’indestructible harnais en cuir de bison. C’est que de l’affluence il y en avait dans ce marché-là, mais chez les voisins, pas chez lui. Finalement on l’oublia totalement.
Puis, un soir d’hiver, le pauvre Æbon aperçut dans la foule l’homme qui pêchait, regard simple, cheveux neige, visage clair de jade. Le vieux le reconnut aussi, l’approcha à pas fixe, posa net ses mains sur ses épaules et soudain tout s’arrêta. De retour à la maison, il ne sut expliquer à sa femme ni l’épisode du marché, ni le temps que le vieux était resté avec lui, ni ce qu’il avait fait. Une seule chose paraissait claire, chose qu’il sentait et qui se voyait: il n’était plus le même.
Tout avait changé d’un jour à l’autre, d’un instant à l’autre. La preuve: tôt le matin, par un froid de canard, le plus miséreux du coin le chercha. Devant le boucher, le sellier et les autres marchands voisins ébahis, l’homme heureux venait d’accueillir son premier client.
La démarche de ce gaillard trapu, dans la fleur de l’âge, reflétait encore un passé militaire, avant qu’il ne sombre dans la déchéance. On le disait suicidaire, mais personne ne savait vraiment pourquoi. Alors maintenant qu’il était sagement planté là, le regard neutre, attendant d’inaugurer les achats de la journée, il faisait moins pitié.
Mais avant autre chose, il faut savoir qu’on n’achetait pas du bonheur, autant qu’on ne vendait du malheur – ou alors l’inverse – comme si l’on achetait une paire de bottes, ou que l’on vendait du potiron. D’abord la monnaie n’y avait pas de place, s’agissant de choses de la vie. Et de la mort. Autrement dit, celui qui pouvait, il s’acquittait avec ce qu’il avait de trop, qui du bonheur, qui du malheur, et tandis que la plupart étaient – ou se disaient – des malheureux à la recherche du bonheur, les heureux ne manquaient pas pour assurer quand même l’approvisionnement. Ensuite et surtout, la transaction en soi ne pouvait évidemment se passer à la coutumière. Sinon comment alors? Eh bien, l’explication est à la fois simple et compliquée.
En ayant eu l’idée de transvaser le bonheur et le malheur, c’est-à-dire en quelque sorte de les répartir le plus équitablement possible, du coup Æbon avait introduit les deux dans ce même récipient-là où se trouvent depuis toujours le remord, l’amour, la pitié, la haine, l’envie, la foi, la sagesse et les autres. Là, donner et recevoir sont ensemble en permanence, et sans mesure aucune, ne se quittent guère, ne s’opposent pas, et ne se valent jamais. Une fois cette mécanique admise, tout devient clair. Quant à savoir comment se faisait ce transfert, autant se demander comment est-ce que l’on tombe amoureux.
Cela dit, le kiosque était ouvert à tous, au respect cependant d’une règle infranchissable: l’heureux ne pouvait pas acquérir plus de bonheur qu’il n’en éprouvait déjà, et cela était aussi valable pour le malheureux qui aurait cherché toujours plus de malheur, par exemple pour s’anéantir. Au-delà de son côté purement moral, ce principe autorisait en même temps une certaine rationalisation. Bref, le gaillard reçut la dose de bonheur qui lui manquait, et demandant le prix, il entendit juste « Va et réjouis-toi. » Alors les gens autour bondirent, mais il disparut aussi vite, laissant la masse baba devant la guérite.
Les affaires étaient donc lancées, et il y eut plein d’achats ce jour-là, et tous les jours d’après, et puis des ventes aussi, et des échanges. Un n’arrivait pas à dénicher femme à son goût, un autre s’ennuyait ferme à l’ouvrage, celle-là se suffisait du sourire des malades, une autre de ses huit enfants, celui-ci détestait son riche voisin, l’autre secourait les soldats, elle se jugeait laide, lui trop petit, un autre encore s’en moquait, qui cherchait le sens de la vie, qui l’avait trouvé, untel se croyait sans cesse persécuté, unetelle se sentait privilégiée rien que d’exister, qui avait peur de vieillir, qui en profitait, certains étaient malheureux sans raison, certains heureux, et encore…
Et encore que cela continuait sans répit, de sorte que premièrement il dut mettre sa famille entière au travail, neveux, tantes, cousins, pour ensuite engager du monde, pour à la fin s’agrandir et faire déménager l’échoppe hors du marché, puisque les voisins montraient du doigt toutes ces queues sans fin qui – comme ils se le disaient entre eux et entre les dents – gênaient semble-t-il leurs clientèles…
Les années passèrent ainsi, et le négoce ne cessa de fleurir, de grandir et de s’étendre jusqu’au bord de la mer, ensuite jusqu’aux confins du pays, puis au-delà. Et partout où il arrivait, les gens se métamorphosaient, et avec eux leurs vies, leurs villes et leurs villages. Beaucoup plus de bonheur et beaucoup moins de malheur, cela se voyait à l’œil nu et c’était beau. Quant à l’homme heureux, il vécu vieux et prospère, mais pas plus riche, prospère de sa propre vie, et il fut vénéré dans toute la péninsule jusqu’à son dernier jour.
*
Ayant connu Paul, Æbon s’en alla le jour de ses 345 ans, au soir du 24 Brumaire de l’an 410, lors du sac de Rome par les Wisigoths.
Son négoce aussi.
[6 décembre 2015]