Le bâilleur

Catégorie: Fiction

L’introduction

Il est des his­toires tout à fait impen­sables, même que l’on passe pour clai­re­ment réelles, aus­si extra­va­gantes soient-elles. Celle du bâilleur en est une, et non pas des moins pre­nantes. Elle a eu lieu vers la fin du XIXe siècle en Amé­rique du Sud, quelque part au pied des Andes dans une zone boi­sée appe­lée Cha­co, aux confins de la Boli­vie. Le lieu pré­cis n’est pas bien éta­bli. À cet endroit-là, un seul et notable éta­blis­se­ment humain: une petite ville pauvre nom­mée Azur­duy. Mais ce n’est qu’un vague indice, comme l’est la grande rivière Pil­co­mayo qui com­pose l’immense bas­sin de la Pla­ta. L’histoire parle d’une décou­verte sur­pre­nante qui a été faite par hasard en 1877 dans une des com­mu­nau­tés sans nom de la tri­bu Toba, habi­tant un hameau sans nom aus­si. L’auteur y est un obs­cur mis­sion­naire espa­gnol du nom de José Fer­nan­do Lluis Bar­to­lo­mé Núñez-Sanz Gris de la Mena y Val­dés. Ci-après, un long et inté­res­sant pas­sage de ses riches mémoires de voyage, retrou­vées dans la Biblio­thèque Muni­ci­pale de La Paz et bap­ti­sée Biblio­te­ca Maris­cal Jos­sef Andrés de San­ta Cruz y Calahumana.

La ren­contre et l’invitation

(pp. 29-46) «…Sou­dai­ne­ment je me retrouve dans une clai­rière face à des “indiens” Que­chua que l’on pense des­cen­dants des inca. Leur regard est vif et méfiant. Hommes, femmes et enfants, ils sont tous moi­tié nus et scrutent en silence mes vête­ments et mes bottes, visi­ble­ment avec une grande curio­si­té. J‘en compte une dou­zaine et puisqu’ils ils n’ont pas l’air mena­çant mal­gré les bâtons et piquets rudi­men­taires que serrent dans leur mains les cinq hommes, je m’avance avec pru­dence en pen­sant aux quelques paroles qom que je m’étais effor­cé d’apprendre. Ils sont coif­fés d’un bric-à-brac pit­to­resque com­po­sé de feuilles, plumes, lianes et paille. Alors que seule­ment quelques pas nous séparent encore et que leur doute aug­mente, j’ose le “Ayen-mano-noen-ta”(“Moi très bon.”). C’est la confu­sion: ils échangent des regards qui inquiet, qui amu­sé, qui éba­hi, puis com­mencent de jabo­ter à une vitesse qui me laisse pan­tois. Je n’y com­prends rien et cela doit se voir. Ensuite, d’un seul coup, ils se taisent et celui qui semble avoir le plus d’autorité me fait de la main un signe d’invitation. Bien sûr j’hésite, mais il insiste. Je suis donc la direc­tion. Les rangs s’ouvrent puis se referment der­rière. On part en colonne.

La tri­bu et son hameau

Un gamin, sept ans au plus, se glisse aus­si­tôt fiè­re­ment devant moi, pro­ba­ble­ment pour me mon­trer le bon che­min, encore que le sen­tier de la forêt est net­te­ment taillé. Bien­tôt, une autre clai­rière – cette fois plus vaste – s’ouvre devant nous et je vois un entas­se­ment de huttes pré­caires consti­tuées des plus divers maté­riaux som­mai­re­ment atta­chés: des amas de perches, peaux, rameaux, feuilles et lianes. Leur empla­ce­ment me fait devi­ner, à rai­son, que l’on m’a ame­né dans la place cen­trale du hameau, où l’animation s’arrête à notre vue. Il y a là toute une tri­bu mélan­gée, gens de taille moyenne, peau assez fon­cée, che­veux noirs en brous­saille, col­liers d’os au cou, griffes d’animaux comme boucles d’oreilles. Aucune trace d’un objet ouvré en métal. Je dois être le pre­mier blanc dans cette région. En fin de compte, je les sens plu­tôt réser­vés mais accueillants et inof­fen­sifs: pas de crâne fiché sur un pic ni faciès bario­lé avec des signes guer­riers comme racon­té par d’autres aven­tu­riers. Pour­tant, je me vois comme per­du par­mi les hommes des grottes d’Altamira dont ce chas­seur de Can­ta­brie vient de décou­vrir les pein­tures et je ne peux m’empêcher de me deman­der ce que je fais exac­te­ment par ici. J’allais le savoir illico.

L’esprit qui pleure

Lorsque len­te­ment la pous­sière de la terre bat­tue com­mence à se poser et les gens à se ran­ger en silence de part et d’autre pour for­mer une sorte de cercle, j’aperçois stu­pé­fait une forme humaine assise par terre droit devant moi qui me fait froid dans le dos. Ser­rant de toutes forces sur ma poi­trine la Sainte Croix de notre Sei­gneur Jésus-Christ, je l’observe et décide que c’est une sor­cière, un cha­man ou bien l’esprit incar­né des lieux. Ça doit avoir au moins mille ans d’âge. Sa figure est entiè­re­ment blanche – comme sont ses che­veux, rares – mais je ne peux pas vrai­ment la voir avec cette posi­tion recro­que­villée. C’est un petit corps immo­bile cou­vert d’haillons végé­taux. À mesure que mon “escorte” me pousse par der­rière pour l’approcher, je sai­sis de mieux en mieux un mar­mot­te­ment indis­tinct. Arri­vé à lon­gueur de bras, la forme lève sa tête et je vois le front, les arcades, les oreilles, les joues, la bouche et le men­ton. Écaillés et blancs. Por­té par la Sainte Foi, je la dévi­sage et vois des larmes dans ses yeux blancs et vides comme ceux des sta­tues antiques. Moi, je suis pétri­fié, alors que la créa­ture lève ses bras vers le ciel en mar­mot­tant comme pour implo­rer quelqu’un ou quelque chose. Et là j’entends un cri.

La mère et l’enfant

L’assemblée se fend. Une jeune femme fait son che­min en avant, torse nu à la façon de toutes les autres, por­tant dans ses bras un enfant, un an et demi au plus, che­veux fri­sés, visage col­lé contre sa poi­trine. Elle s’arrête à ma gauche. Son regard est calme, neutre, ses traits sont plats, tan­dis que ses yeux brûlent. Encore sidé­ré, je pense pour­tant com­men­cer à com­prendre. Du haut de mon mètre quatre-vingt cinq, j’ai plus qu’une tête au des­sus de ces gens. Si j’ajoute ma tenue, mon har­na­che­ment, la pâleur de ma peau et ma tignasse châ­tain clair, je crois qu’ils doivent me per­ce­voir comme un dieu. Mais ce gamin alors?! Comme s’il avait lu dans mes pen­sées, tout à coup celui-ci tourne la tête, poin­tant vers mes accom­pa­gnants. Son regard plis­sé, espiègle et bleu s’arrête sur cha­cun d’entre eux pour se poser enfin sur moi, qui… ooohh grand Dieu! que vois-je?! Sa bouche est grande ouverte! Je frotte mes yeux. Non, ce n’est pas qu’il serait éton­né. Non, il ne crie pas: aucun son ne sort. Donc?! Le comble, après m’avoir exa­mi­né de haut en bas, il se tourne vers le ciel, puis vers la forêt autour, la bouche tou­jours grande ouverte. Pour finir, il retourne contre la poi­trine de la femme, qui me le tend. Je suis hébété.

Le séjour du démiurge

(…) Huit jours j’ai dû rési­der chez les chas­seurs-cueilleurs de la tri­bu Toba qui, tel que je l’avais sup­po­sé, m’avaient irré­vo­ca­ble­ment dési­gné comme “Men­tu-quo­ta­rien”, dieu de l’espérance, une sorte de démiurge inves­ti aus­si avec la facul­té abso­lue de gué­rir au-delà des pou­voirs du sor­cier écaillé. Sitôt accueilli, si ce n’est sai­si, j’ai été convié à loger dans la plus fas­tueuse hutte du vil­lage, dis­po­sant d’un lit fait de branches et de pailles aus­si que d’une porte en peaux de loutre. Durant cet étrange séjour, j’ai été nour­ri tous les soirs de chasse et d’une espèce de bouilli à base de manioc, le tout offert avec faste dans des ser­vices en coques de noix de coco sur de grands pla­teaux en écorce d’eucalyptus. Ce confort a eu en revanche un prix, qui a été la rai­son majeure de ma cap­ti­vi­té: le gar­çon­net qu’on m’avait confié en exclu­si­vi­té en tant que gué­ris­seur suprême. Car l’enfant à la bouche tou­jours grande ouverte ne par­lait pas, encore moins criait-il, et il n’avait pas de rai­son d’être sans cesse éton­né. Cela je l’avais bien com­pris lors de mon ins­tal­la­tion qua­si for­cée grâce à mon talent de poly­glotte allié à l’effort lin­guis­tique accru de la femme et à sa per­for­mance ges­tuelle. L’enfant avait un défaut singulier.

Le piège du bâillement

Sa sor­tie dans ce monde a été extrê­me­ment éprou­vante, ce qui a dû le sol­li­ci­ter outre mesure, preuve qu’après sa nais­sance il ne s’est réveillé qu’au bout de deux jours et nuits de pro­fond som­meil, et ce par des cris furieux exi­geant sa tétée inau­gu­rale. Le repas une fois ter­mi­né, satu­ré et satis­fait, il a entre­pris – yeux fer­més – son tout pre­mier grand et long bâille­ment. Et… son tout der­nier! Ses mâchoires minus­cules ne se sont plus refer­mées. Au contraire elles se sont figées comme au grand jamais, qu’on aurait dit les deux rochers d’un détroit. Sur le coup il a été don­né pour mort, mais sa mère s’est vite ras­su­ré qu’il ne pou­vait pas l’être car il res­pi­rait, même qu’il avait repris le som­meil. Et cela a conti­nué ain­si. Depuis qu’il est né, pen­dant une année et demi main­te­nant, ce bébé vit la bouche béante, alors que pour le reste il est comme les autres petits: joyeux, vif, joueur. Sa mère (la jeune fille aux yeux brû­lants qui me l’avait confié) et son père (l’homme auto­ri­taire) veillent donc au grain sans relâche. Et à pré­sent moi. À juste titre, car pour l’enfant les défis sont grands et constants: man­ger, boire, s’exprimer par les signes comme par les sons, repous­ser les insectes… Com­ment me sor­ti­rai-je de ce piège?

La com­pli­ci­té et l’impasse

En effet, il me faut ne pas oublier ne serait-ce qu’un seul ins­tant que pour ces pauvres parents et pour cette tri­bu, je suis le dieu de l’espérance qui gué­rit tout, n’importe quoi et n’importe qui. Moi, simple bou­lan­ger cas­tillan de Bur­gos pas­sé mis­sion­naire! Là, au fin fond du bois, au pied de l’Altiplano, je pour­rais à peine me trai­ter moi-même. Et encore… Les jours pour­tant passent et au mois d’avril elles durent plus. Par­fois, la mère se glisse au loin et jette fur­ti­ve­ment des œillades espé­rant (je crois) aper­ce­voir du pro­grès. Moi je com­mence à l’aimer ce petit infor­tu­né et il le sent. On joue les deux ou avec les gosses du bled, on s’amuse, je ris, il rit en silence, je lui apprends des menues choses, il appré­cie puis s’égare, et on rit encore de bon gré. Cinq jours que je suis ici et je me suis un peu habi­tué, mais seule­ment un peu, à le voir constam­ment bouche ouverte. Cela dit, je ne vois pas de solu­tion à l’énigme et ma peine à sou­te­nir le regard inter­ro­ga­tif de l’homme et sup­pliant de la femme va crois­sant. Certes, porte fer­mée et manuel­le­ment, je m’affaire du mieux que je peux pour faire bou­ger ses mâchoires, qui sont, elles, comme sou­dées et c’est donc sans espoir: à peine les joues remuent. Pas­ser ain­si sa vie entière?…

Le chan­ge­ment de stratégie

L’environnement hos­tile ren­voie à l’âge de la pierre mais ne m’écarte point des prières habi­tuelles, assi­dues et, j’admets, de plus en plus vives, que j’adresse à Notre Sei­gneur, devant le gar­çon­net (qui m’observe avec un inté­rêt évident), au point que le soir du sixième jour j’ai comme une illu­mi­na­tion: jamais ce mys­tère ne sau­rait être réso­lu ici, par moi ou un autre. Où alors? Je vis dans la Sainte Crainte de Dieu, pour­tant je suis cer­tain ne pas être assez inves­ti par la foi. Celle qu’il faut pour dépla­cer les mon­tagnes. Et c’est là que me revient le nom de ce véné­rable moine hésy­chaste du Monas­te­rio Cis­ter­ciense del Divi­no Sal­va­dor en Galice dont j’avais enten­du par­ler dans des termes enthou­siastes. Mû par son enga­ge­ment sans pareil dans la prière, le père Isi­do­ro, ancien marin, est semble-t-il en mesure de fran­chir l’impossible. C’est la chose à faire, me dis-je, en fai­sant le choix de chan­ger la stra­té­gie. Serait-il pour autant tou­jours en vie? L’incertitude me tra­vaille, sauf que d’une chose je suis sûr: le vrai remède pour la vaincre est bien la foi, aus­si infime fut-elle. Au matin, je prends donc mon cou­rage à deux mains et m’emplois de mon mieux à expo­ser ma stra­té­gie aux parents. Le résul­tat m’encourage.

Le grand départ

Près d’une semaine au sein de la tri­bu me suf­fit pour sai­sir l’essentiel de leurs gestes, états d’esprit, habi­tudes et voca­bu­laire. En fin de compte il s’agit de rela­tions simples entre, je dirais, des êtres pri­mi­tifs. Confor­té par mon sta­tut assu­mé de droit divin, je n’ai pas à for­cer sur l’éloquence pour leur faire admettre mon plan: enfant malade; moi prends enfant; enfant ciel; moi soigne enfant; moi ramène enfant; enfant sain. Plus j’explique, gestes à l’appuis, plus les parents sont gagnés par les larmes, pen­dant que le bébé joue avec mes bou­tons. En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, l’affaire est réglée. Ils se jettent à mes pieds avec des mar­mot­te­ments qui me rap­pellent l’esprit écaillé dont j’avais tota­le­ment per­du trace depuis. Et puisque j’en parle, une fois finie notre ren­contre, ils se lèvent et reprennent l’enfant. Je les suis par ins­tinct. À la lisière de la forêt, on retrouve la forme dans la même posi­tion recro­que­villée. Le père se penche à son oreille, pen­dant que je reste avec la mère et le bébé. Un long moment après, la forme lève les bras au ciel, à nou­veau larmes aux yeux, en mar­mot­tant comme l’autre fois. Sans aucun doute, j’ai dû obte­nir son accord qui nous libère. Ain­si, je peux enta­mer notre départ.

Le long voyage

Le retour au pays n’est pas sans repos. D’abord les adieux des parents et de la tri­bu: émou­vants dans leur sim­pli­ci­té, force et sin­cé­ri­té. Ensuite la des­cente incer­taine à dos d’âne dans la val­lée, puis celle périlleuse, en radeau, du Pil­co­mayo, conti­nuée en canot sur la rivière Para­guay, pour finir sur le pont d’un bateau à roues à aubes le long du fleuve Paraná, jusqu’à Bue­nos Aires. Durant onze jours on échappe comme par miracle à la fièvre jaune et au cho­lé­ra. Viennent douze jours d’attente dans une auberge près du port, au lieu dit La Boca, pour enfin pou­voir mon­ter au bord du paque­bot SS City of Paris et prendre la direc­tion de Cadix. La tra­ver­sée dure dix jours, avec un pre­mier arrêt à Recife, au Bré­sil, et un deuxième à Min­de­lo, au Cap-Vert. Elle se passe bien, sans comp­ter mes fré­quents maux de mer et les efforts de tenir Mar­co à l’écart afin de lui épar­gner d’être la risée des pas­sa­gers. L’ayant décou­vert le jour de la fête du saint évan­gé­liste, je l’avais bap­ti­sé en son hon­neur. Une fois à des­ti­na­tion, nous enta­mons la route de 250 lieues vers Pan­ton à tra­vers Séville et Sala­manque, et au soir du 38ème jour à comp­ter depuis notre départ du hameau, nous attei­gnons le monas­tère. À mon énorme regret.

Le pre­mier échec

Nous sommes cor­rec­te­ment héber­gés et pre­nons un repas goû­teux et simple. Dieu mer­ci, l’enfant avait déjà com­men­cé son sevrage, chose très utile aus­si durant notre expé­di­tion. Un seul mois est pas­sé et voi­là qu’il est deve­nu presque auto­nome. Avec tant de nuits pré­caires, je me laisse démo­lir par le som­meil du juste et me réveille tard le matin, comme lui d’ailleurs. Nous sor­tons nous pro­me­ner le long des voutes du cloître et je demande ci et là de ren­con­trer père Isi­do­ro, à ma sur­prise sans suc­cès. On me jette des regards fuyants et la démarche des gens s’avive: ils se dérobent clai­re­ment et cela devient aga­çant. Après plu­sieurs échecs, je coupe ver­te­ment le che­min de l’un d’entre eux, lui disant d’un ton ferme: “Nous sou­hai­tons voir le père Isi­do­ro.” Il regarde Mar­co d’un air ahu­ri, essaie de nous contour­ner, je lui fais obs­tacle, il essaie encore, je résiste, et fina­le­ment il s’arrête, désem­pa­ré. J’attends. “Pitié – dit-il – je… je ne sais pas.” Mon regard l’interroge, muet. “S’il vous plaît, je ne…” “Est-il mort?” Ma ques­tion le secoue. “NON!” – s’exclame-t-il, presque hor­ri­fié. “Non, il sera tan­tôt cen­te­naire mais…” “?” “…dix ans qu’il ne reçoit plus per­sonne”. J’insiste, mais je n’obtiens rien de plus. La voie semble fermée.

Le deuxième échec

L’homme s’éloigne vite. Désen­chan­té, je croise les yeux du petit qui me fixe déjà. Il avait sai­si. Un seul mois est pas­sé et sans aucun effort, sans des leçons savantes, il me sur­prend par ses pro­grès de com­pré­hen­sion et d’apprentissage de la langue. Hélas, je ne sais pas sa date de nais­sance, lui encore moins, mais à le voir dans son com­por­te­ment, je me dis qu’il doit avoir au moins deux ans d’âge. Je me res­sai­sis et décide de ren­trer a casa. Sei­gneur! dans la grande ville de Bur­gos il devrait bien y avoir un moyen pour trai­ter ce défaut. Nous pre­nons le repas de midi, je remer­cie pour l’accueil et direc­tion Léon! Deux jours de marche, mais sitôt après avoir quit­té le couvent, en plein champ et à un jet de pierre du che­min, je vois une cabane exigüe. Curieux de nature, j’entrouvre la porte: au milieu, inerte, yeux clos, un vieil homme à genoux devant un cru­ci­fix. On entre à pas de chat et on s’assied comme des plumes. L’intuition me dit qu’en face nous avons père Isi­do­ro. Je mime “chut” vers Mar­co, qui consent par un faible “oua”. Je fré­mis mais l’homme est de marbre. Et de marbre il reste jusqu’au soir mal­gré nos divers fré­mis­se­ments. Penaud et las, pour finir j’en conclus à un second échec. Nous repre­nons le chemin.

Le troi­sième échec

On passe la nuit à la belle étoile. L’été approche, il fait bon mais il me faut convaincre l’enfant de s’habituer à res­pi­rer par le nez pour pro­té­ger sa gorge, car les insectes arrivent. Devant les portes de Léon, je pré­fère nous arrê­ter dans une auberge hors de la ville pour évi­ter d’autres coups d’œil outrés, comme les gens ren­con­trés en che­min ont mon­tré savoir si bien lan­cer même après notre pas­sage. Ceux du tenan­cier et des clients me suf­fisent, sur­tout lors du repas où je dois tri­tu­rer sa nour­ri­ture pour la muer en une purée fluide qu’il puisse l’avaler. En revanche, la nuit est de tout repos et le len­de­main matin nous repar­tons pour Bur­gos, où nous arri­vons en dili­gence au soir du 44ème jour de notre long voyage. Il ne fait nulle part mieux que son chez soi que je m’empresse de retrou­ver. Après un jour de repos et réflexion, je cherche conseil chez le doyen de la mis­sion. Mes attentes sont à la hau­teur des efforts concé­dés – grandes, pour­tant à voir l’a moue affi­chée lorsqu’il nous reçoit, il doit me croire tenir par la main un singe, ce pour­quoi mon dépit est encore plus grand. Je coupe donc court à la visite et rentre effa­ré à la mai­son, en proie à un doute sévère et à un solide sen­ti­ment d’iniquité. Que res­te­rait-il à faire?

Le der­nier échec

(…) À ce jour, Mar­co Núñez-Sanz Gris de la Mena y Val­dés est à mes côtés depuis seize ans et doit fêter sous peu sa matu­ri­té (Je l’ai adop­té,  décla­ré sa date de nais­sance au 25 avril 1875, fête de San Mar­co, et ses papiers sont là comme preuve depuis long­temps.) Il vit avec moi, qui ai quit­té la mis­sion pour retrou­ver mes four­neaux. Au départ j’ai vu en lui l’occasion pour la meilleure action qui sem­blait à ma por­tée pour rendre grâce à Dieu, à l’enfant, à ses parents, à sa tri­bu et, par là, me com­bler moi-même. Mais ce fut un lourd échec dont je cherche encore les causes. En pre­mier peut-être ma petite foi. Lui s’est épa­noui har­mo­nieu­se­ment, mais n’en peut plus et par­fois il me le fait com­prendre. Il a une grande peine dans la vie de tous les jours en socié­té, n’arrive pas à s’entretenir seul et offre une bouche sérieuse à nour­rir, encore que depuis des années il se pré­pare seul les repas. Sans par­ler que les gens le regardent tel une attrac­tion de cirque. Je l’aime comme mon fils, mais pour l’avoir éle­vé sans vrais père et mère je n’arrête pas d’en souf­frir et de m’en vou­loir de ne pas avoir osé le rame­ner dans son monde. Le comble de ma lâche­té? Par­fois je ne veux même pas y pen­ser. C’était sans avoir idée de la suite.

Le bâilleur

Dès sa matu­ri­té acquise, je reçois sou­la­gé l’offre de Don Lluis Raluy Igle­sias de l’engager dans son futur cirque. Le gar­çon accepte de sitôt. Le patron vou­drait le joindre à ses jon­gleurs. Mar­co est souple et adroit. La pers­pec­tive est inté­res­sante et ce n’est qu’un début. Suivent les pre­miers exer­cices sous le cha­pi­teau et je sai­sis vite qu’en fait il y a nul ave­nir de jon­gleur pour Mar­co, dont le rôle n’est que de se tenir sur la piste tan­dis que de vrais jon­gleurs cou­ronnent leurs acro­ba­ties avec des balles de cel­lu­loïd qu’ils lancent… où donc? Furieux, je sai­sis mon gar­çon et nous quit­tons aus­si­tôt cette farce, mais à la mai­son le déses­poir le gagne et ne le quitte plus, au point que pour essayer au moins de lui faire chan­ger les idées, je décide de l’emmener voir Paris. Là, sur les rives de la Seine, devant le plus récent miracle en fer du monde, un jeune, accent étrange, visage sculp­té et mous­tache, nous inter­pelle. Il dit d’un ton posé mais ferme être ému par l’expression de Mar­co et sou­hai­ter faire son por­trait. J’accepte confus. Il se lance tête en avant au tra­vail et finit le tableau le soir. Au dos il écrit “Le bâilleur”. C’est là qu’enfin il remer­cie, s’excuse et se pré­sente, sec, comme peintre nor­vé­gien. Son nom est Eduar­do Munch.

« Le bâilleur » (Edvard Munch, 1893)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Edvard_Munch#/media/Fichier:The_Scream.jpg

P.S. Une ignoble légende insi­nue que la source d’inspiration du peintre serait une momie trou­vée au Pérou en 1877 et vue à Paris en 1889. Reste en revanche un mys­tère quand, pour­quoi, par qui et où le tableau a été depuis rebap­ti­sé ten­dan­cieu­se­ment “Le cri”.

[25 octobre 2023]

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