Bien futé celui qui trouverait un document quelconque, ou le reste d’une trace écrite, voire le plus maigre aveu, enfin ne serait-ce que le vague souvenir d’un ancêtre, sur le comment et le pourquoi de la statue qui trône depuis Dieu sait quand au milieu de la place.
Moi, je sais. […]
Un beau jour, ou plutôt un terne jour, le ciel s’assombrit et il commença à pleuvoir. Bien sûr, personne n’y prêta la moindre attention : la pluie, on la connaissait par trop bien là-bas. Elle était – comment dire ça ? – une habitude, une routine, presque une tradition. Cela faisait partie du rituel inébranlable de la vie quotidienne. Il pleuvait des jours entiers, et des nuits, l’été comme l’automne, et le printemps, et même l’hiver, car l’air était doux. Puis, comme si les nuages en avaient peut-être marre de chialer, la pluie s’arrêtait, mais pas pour longtemps, un jour ou deux, rarement une semaine. Le fait est qu’une fois partis se ravitailler, les nuages revenaient, et ça repartait de plus belle – façon de dire. De grand-père en père et de père en fils, on avait appris par s’en faire, puis carrément par s’en moquer. On avait pris coutume de vivre avec. La pluie faisait partie de la vie, comme on dit.
Ce jour-là donc, à nouveau le ciel s’assombrit et se mit à pleuvoir. A peine si quelqu’un souleva le regard, pour – ne sais-je – apprécier combien de temps cela pouvait durer, sonder l’épaisseur de la couche de nuages, leurs formes, leur altitude… Non : tout cela n’intéressait évidemment personne, et on a vu pourquoi. Les gens vivaient avec la pluie. Sans elle, il y avait comme un manque, et ceci on pouvait maintenant le comprendre. Eh bien, pour cette fois-là ils avaient eu tort, car si le ciel s’obscurcit, ce ne fut que pour laisser tomber les premières averses, un peu plus tout de même. Affairés, têtes baissées par besoin et par habitude, n’avaient-ils non plus prêté quelconque attention à la forme ayant discrètement gagné le milieu de cette place. La suite allait pourtant les désavouer.
C’est qu’elle avait surgi de nulle part, peut-être en slalomant avec adresse entre les moyens de locomotion et en évitant ainsi les impacts. Fait est qu’elle s’était fermement plantée en plein centre du rond-point, là où depuis des années la mairie avait promis d’ériger un mausolée à la gloire du Libérateur. L’engagement officiel d’offrir aux habitants ce symbole si convoité, si mérité, datait d’une époque (désormais éteinte) imprégnée d’une vide ardeur patriotique. Las : à coups de boniments, séances de vulgarisation, campagnes d’affichage, appels de fonds, maquettes et autres coûteuses et vaines initiatives, le monument avait fini par se matérialiser seulement dans l’imaginaire de la population, qui le voyait installé là où il devait être, sauf qu’il ne l’était pas. Raison de plus alors pour les passants de ne pas la remarquer – cette forme, nouvelle, vivante et inconnue.
Je disais : dans l’indifférence générale, la forme se fixa à l’endroit prévu pour la statue, et la pluie cessa aussitôt, presque partout… Au début nul ne remarqua le phénomène, ensuite, peu à peu, on s’arrêta déconcerté, contrarié même, regardant le ciel (toujours couvert), puis à gauche, à droite, puis à nouveau le ciel… A peine la pluie était donc revenue, qu’elle avait mystérieusement disparu. Bizarre… Sans précédent même. Tellement étrange, que le tourbillon mécanique sur la place se bloqua dans la confusion. Instinctivement, des conducteurs et des passagers quittèrent les moyens de transport et, comme d’autres piétons, commencèrent à lentement se diriger vers son centre. Les contractuelles sifflaient, les gens vociféraient, les chiens aboyaient. Une clameur lourde s’élevait dans l’air, mais à mesure qu’on s’y approchait, elle mourrait dans un silence perplexe.
Car là, stupeur ! Tous les croquis et modèles réduits qui s’étaient succédés pour figurer le bronze grandeur nature du héros national avaient montré le Libérateur – carrure épaisse et habits de parade – dans diverses positions martiales de bel allant : torse bombé, tête fière scrutant l’horizon, grosse moustache à l’impériale, pied droit devant, bras gauche plié, serrant la Constitution, bras droit saluant (probablement) la nation dans un élan protecteur. En revanche, la forme qu’ils découvraient là était tout l’opposé de leurs visions sur le monument de l’illustre dirigeant : un individu droit, glabre, grand, jambes serrées, les bras le long du corps émacié, la tête fixant ses pieds. Le tout immobile, figé, on aurait dit inerte. La foule vite forma un grand cercle, à une certaine distance… L’on ne pouvait voir ses yeux, s’ils étaient ouverts ou fermés. Mais on voyait trop bien que… Oooh ! Ciel : la créature était nue !
Nue ! A poil. Mais alors nue de chez les nues ! Même pas la feuille de vigne régulière ! Et c’était déjà l’automne. Du coup, le public vînt à s’agiter : qui se retournait révulsé, qui couvrait les yeux écarquillés de l’enfant, en tout cas la forme ne passait pas inaperçue, les gens chuchotaient, glosaient, s’exclamaient. C’est une sirène qui fit baisser l’ébullition. On s’écarta, laissant s’avancer sévères deux agents trapus. Une ronde autour, deux-trois légers sondages bâtons tendus, histoire d’obtenir une réaction. Rien. On s’approcha avec prudence, main sur la crosse. Affirmatif : les yeux étaient fermés. Une première sommation, deux, trois : que dal. « Menottes, on l’embarque. » Tu parles, exclu : on aurait dit de la rigor mortis. On essaya de le déloger : autant bouger un arbre. « Qu’est-ce qu’on fait, chef ? » demanda le plus jeune, s’essuyant. Le chef, pantois : « Il est mort, l’abruti ».
Remous dans la masse. « Mais non qu’il n’est pas mort, puisqu’à peine vingt minutes avant il n’y était pas ! » « Quelqu’un l’a amené et posé là. » « Mais non, qui ? Quand ? Pourquoi faire ? » « En attendant notre statue du héros natio… » « Qui ? » « Le Libérat… » « Arrête, c’est insensé. » « Et même qu’il serait mort, il tient comment debout ?! » « Ah, ça ! » Sur ce, on vit les policiers lentement lever les yeux vers le ciel. La foule pareil, et sur la place le frémissement s’étrangla net, car on réalisait soudainement que les deux étaient trempe, comme la forme d’ailleurs. Non par effort, mais parce qu’il pleuvait ! Sur les trois, pile sur les trois, uniquement. L’onde d’une rumeur d’épouvante balaya le public et le cercle s’élargit spontanément, provoquant un mouvement ondulatoire qui vida le rond-point en moins de temps qu’il ne fallut pour le raconter. Le spectacle était hallucinant et le décor chaotique.
A l’axe du giratoire, une colonne de pluie se dressait – voire : tombait – sur les trois personnages. Trempes, les agents, vaincue la prostration initiale à la vue du phénomène, avaient fini par faire le pas qu’il fallait hors de cette colonne-là, tandis que la forme n’avait pas bougé. Entre-temps, le ciel s’était bien dégagé, et le flot vertical était devenu nettement visible. Sur un cercle d’un mètre carré le sol était mouillé, comme partout ailleurs il était déjà sec : le soleil était à l’œuvre sur le court arrosage d’avant. Le pourtour de la place héritait d’un amas d’objets les plus divers, des vélos jusqu’aux habits, en passant par des personnes âgées, fauchées tel des quilles, qui essayaient péniblement de fuir les lieux. Tout à coup une fenêtre s’ouvrit et une fillette cria aux policiers encore ébahis : « Il respire ! ». Méfiant, le chef enleva ses gants, s’aventura sous la douche et toucha la forme : elle était chaude.
(‘Il aurait mieux valu qu’elle soit morte !’) s’horrifia-t-il. (‘Que faire à présent ?! Comment traiter ce petit obélisque vivant mais indestructible et inébranlable ? Comment est-ce qu’il peut tenir comme ça ? On dirait qu’il est rivé au bitume. Non mais, s’il est vivant, c’est qu’il y a problème : une forme n’est pas soumise aux lois, un homme si. Mais d’abord, à propos, est-ce un homme ?… Crétin, il serait quoi sinon ? Bon, on se ressaisit ».’) Vers son camarade : « Il n’est pas mort. Allez, on rentre au rapport ». L’autre, ramassant ses mots : « Oui, mais… on devrait peut-être couvrir la personne… » Vrai, il n’avait pas pensé, le chef. Autrement il devrait l’arrêter pour attentat à la pudeur, trouble de l’ordre public, exhibitionnisme, et on en passe. Heureusement qu’ils avaient des couvertures dans la voiture. Une fit l’affaire. D’attraction urbaine, voici donc l’individu transformé en triste épouvantail.
Le rapport de police ne put déboucher sur une quelconque contrainte ou punition. D’abord parce que l’enquête n’avait trouvé aucun délit réel et volontaire à sa charge. Ensuite, parce que tout essai de le déplacer par les moyens ordinaires s’était révélé vain et que la requête adressée à la garnison de pouvoir utiliser la puissance des 550 chevaux de son Sisu E15TP 10×101 avait été refusée. Et pour terminer, parce qu’en réalité déjà au fil des jours, puis des semaines, deux camps irréconciliables s’étaient formés aux niveau du pouvoir – municipalité, préfecture, justice, police, armée : d’un côté une majorité d’adeptes de la manu militari pour se débarrasser sur-le-champ de ce « quelque chose » qui perturbait la région, et d’un autre une minorité qui voyait en cette forme un signe ou un don du ciel, alors elle menaçait de poursuites tous azimuts ne fut-ce que si on la touchait.
Imperméable à ces passions, inexpressive, pendant ce temps la créature se suffisait d’exister au milieu de la place. Les parties étaient tombées d’accord pour qu’un cadre médical officiel la consulte une fois par semaine. Ainsi, il devînt clair que son état général se maintenait systématiquement et étonnement stable pour un être en permanence exposé nu aux intempéries. (Parce que, oui, effectivement, parce que le phénomène déclenché ce jour-là s’était inscrit fermement sur la durée. Individu et colonne d’eau ne faisaient qu’un, alors que – depuis – le climat avait radicalement changé : des pluies éparses, occasionnelles, à présent vivement attendues, suffisaient à peine pour ne pas laisser périr plantes, bêtes et hommes.) Pourtant donc, aucun signe de faiblesse ou de détresse sur la forme, nul symptôme d’une affection quelconque, parlons même pas de fatigue.
Au contraire. On aurait dit que le flot d’eau en quelque sorte nourrissait le « quelque chose » qui, hormis la chaleur de l’organisme et le rythme régulier d’un cœur évident, ne donnait aucun autre signe de vie telle que connue : pas de souffle, pas de clignement, pas de besoins, pas de mots, pas de réactions. Il n’en fallut pas longtemps pour que d’élément soi-disant perturbateur – en tout cas pour certains – elle devienne sympathique, et même facteur d’intérêt pour la majorité de la population. Puis son statut grimpa d’un cran : elle fut perçue comme une espèce de mascotte, pour enfin accéder à l’honneur suprême comme symbole de la ville. A ce stade, décision fut prise de la protéger. Dès lors, une clôture circulaire en fer forgé munie d’une guérite et de projecteurs de nuit fut installée autour de la forme et de sa colonne d’eau. Des militaires se relayaient toutes les trois heures.
L’opprobre jadis soulevé par sa nudité ? Un vague souvenir. Elle servait à présent aux professeurs de sciences naturelles pour des leçons d’anatomie in vivo et en plein air – seul volet scientifique lié à la forme, dont l’étude qui la visait avait été abandonnée, le phénomène restant ainsi inexpliqué. Peut-être justement pour cette raison, en ce lieu et dans ses environs, elle soutenait une vie propre et suscitait même une curiosité qui ne fit que se propager. La place prospéra, et avec elle la ville entière, proportionnellement. Un tourisme particulier s’installa. Sous le soleil ou la neige, les gens venaient de loin pour se faire prendre en photo devant l’homme-statue toujours trempé. Moyennant d’onéreuses autorisations spéciales, certains s’accordaient ce privilège directement sous la pluie, à ses côtés. Jamais la mairie n’avait-elle prévu un tel essor et notamment sur cette base.
Dans une ville dépourvue de gloire et de repères précis, marquée par un passé douteux, enlisée dans un présent plat et cherchant sans conviction vers un avenir incertain, le comble était pourtant ailleurs : dans la relation que les habitants – genres, âges et métiers confondus – développèrent avec cette créature qui, je le rappelle, n’affichait aucune émotion et ne communiquait rien vers l’extérieur. Et pourtant. Tout laissait croire qu’elle exerçait un magnétisme bien actif, incompréhensible et inexplicable pour autant. Femmes, jeunes, retraités, ouvriers, religieux, marins, les gens venaient là non pour se photographier, mais pour… enfin… discuter (probablement), dialoguer avec l’individu. On les voyait s’asseoir par terre jambes en tailleur, ou sur des tabourets portatifs, et ils pouvaient rester comme ça, là, sans limite de temps, gesticulant, ou non, comme au confessionnal…
Les années passèrent tout comme les vies de ceux qui connurent la genèse de cette étrange histoire. Les générations se suivirent. Lorsqu’en devenant petit à petit source d’eau potable la forme dut franchir son statut d’image de la ville, personne ne s’étonna : la nappe phréatique se faisait mince et la situation empirait. Aussi, en parallèle à l’aspect purement symbolique, une majorité d’électeurs de la nouvelle administration salua une nouvelle fonction – pratique et vitale – de l’homme-statue. Dans ces conditions, entre vecteur de renommée, facteur majeur de publicité, jalon pour le trafic, élément de mobilier urbain, cible d’un tourisme soutenu, rôle de confesseur et fonction de robinet inépuisable pour une file continue d’habitants en ravitaillement, le moins que l’on aurait été en droit de s’attendre c’était que – d’une manière ou d’une autre – la forme se dilue, s’épuise. Erreur.
Sérieux : des volumes d’eau (très pure d’ailleurs) sans fin avaient balayé ou macéré un nombre incalculable de couvertures, bâches et autres protections utilisées au fil du temps, pour ensuite glisser sur sa peau dans ce qui apparaissait de plus en plus comme une liaison constante entre ciel et terre. Pourtant, la peau avait seulement commencé par changer imperceptiblement de couleur, ensuite d’aspect, puis de consistance, d’épaisseur, de dureté, les rapports médicaux l’attestaient. Chose certaine entre toutes : sa propreté permanente, absolue. Mais comme tout phénomène très lent et progressif, cette évolution ne pouvait sauter aux yeux, à moins de s’en distancer dans le temps. Eh bien, l’occasion s’offrit au médecin en charge à l’époque : un cas de force majeure l’obligea de quitter temporairement le pays et donc d’interrompre son affectation auprès du symbole urbain.
Reprenant sa tâche un été plus tard, il découvrit médusé la nouvelle réalité : cette forme qu’il avait connu et suivi, brillait à présent de mille éclats bronzés. Alerté, transi, ce jour même le maire fixa aux pieds de la statue une plaque. Y était écrit : Le Libérateur.
*
(Fin août. Inventaire annuel des archives municipales. L’employé arrivé en urgence au sous-sol poussiéreux se joint à l’effroi du préposé. Au fond de la zone 1 (A-L), face à la section inférieure (I) du secteur 2 (B), il se soutiennent l’un l’autre devant le 5e rayon (E), où de tout temps s’accumulent les classeurs voués au monument du héros national. Entre les séparations Q et S, bourrées d’objets et classeurs encrassés comme tout le reste, celle de la lettre R, toute propre, est vide.)
C’est à regret que pour créer de la place aux nouveaux arrivages, tout le matériel obsolète me visant, je l’ai nettoyé.
[9 septembre 2017]