Zéro vent, ciel turquoise, plein soleil et les oiseaux gazouillent. (“Qu’importe ? On ne va pas s’arrêter en si bon chemin !”) C’est exactement ce que Denis n’arrête de se rappeler depuis qu’il existe. A vrai dire, depuis même avant. Eh oui, c’est une histoire assez curieuse.
Après un épisode tout à fait mémorable de forte passion, une inquiétude diffuse s’empara petit à petit de sa future maman. Sans avoir exactement des douleurs, elle se sentait mal, ou plutôt elle n’était pas bien, mais incapable de situer la source de ces troubles. Par moments, il y avait comme une sorte de gêne instable qui l’ennuyait, accompagnée – le comble ! – d’une sensation de bien être. Encore à l’état microscopique, c’est que Denis était déjà à l’ouvrage.
Pour elle, l’accouchement fut aussi soulageant qu’éprouvant. Soulageant, car cela mettait fin à des mois de violences gastriques. Éprouvant, car la sage-femme désespérait de faire sortir le petit qui n’arrêtait pas de pointer sa bille, pour se réfugier aussitôt dans sa cachette. On aurait dit que déjà il avait hâte de bouger et de jouer. Et pour commencer, rien de plus qu’avec l’endurance des adultes.
Mais son penchant particulier ne se déclencha réellement qu’une fois dehors. Dès qu’il vit la lumière du jour, et avant même d’avoir entonné son premier cri héroïque, le nouveau-né commença à s’agiter tel un accro en manque. C’est ce qui lança un déchaînement sans fin d’essais frénétiques visant à se libérer d’abord de son berceau, puis de son landau, puis de son lit, puis de la chaise ou table à laquelle on avait pris l’habitude – et le bon soin – de l’attacher. A l’âge de sept ans, il réussit finalement l’affranchissement tant rêvé. Et on ne le revit jamais. Enfin, on entend par là ses parents, sa famille, ses camarades, ses voisins, tout son monde autour de la maison, car d’un autre côté il put côtoyer pratiquement le monde entier.
Dégagé ainsi de ses liens, il poussa un cri plus héroïque encore que celui initial et prit la clé des champs vers une vie d’exception. Sa maturation se fit d’un trait et sur le tas, si bien que malgré son jeune âge, il parvint à établir son principal – et unique – objectif.
Son objectif, son rêve aussi, était somme toute assez simple : rien que relier – sur la carte – des points plus ou moins rapprochés ou éloignés entre eux, en les suivant dans un ordre qu’il se créait lui-même ad-hoc, sans hiérarchie ou suite logique. Dès le début, il obéit donc à un principe unique : celui de tout bonnement marcher sans escale, de parcourir. Ainsi, dès qu’en regardant la mappemonde il érigeait un point quelconque au rang de cible, et qu’il y arrivait, l’objectif était atteint, et du coup c’était le suivant qui l’intéressait.
Ce système présentait plusieurs avantages : la marche constante et posée lui assurait jour et nuit la pleine forme ; il trouvait sans arrêt des lieux, des gens et des faits nouveaux, toujours différents ; cette suite continue lui épargnait de s’enquérir de lui-même, au contraire, elle lui apportait quantité d’occasions et lui ouvrait plein d’horizons variés ; mais l’avantage capital était que cela saturait justement – et à fond – sa soif innée de se mouvoir en permanence. Et pour tout parachever, en y ayant bien réfléchi, il n’en voyait aucun désavantage.
Denis marchait donc tout le temps. Trois ans après s’être évadé de la maison, il avait déjà presque fait le tour de la Terre, et au seuil de l’adolescence c’était comme s’il avait abattu un tiers du trajet jusqu’à la Lune. La vérité est que jamais il ne s’arrêtait, forçant ses objectifs jusqu’à s’agiter sur les bateaux qu’il devait prendre pour traverser les mers, et dans les trains, où il se retrouvait par inadvertance. Là, il arpentait les ponts de la poupe à la proue et vice-versa, ou les couloirs de la locomotive jusqu’au dernier wagon et retour, dans un va-et-vient incessant. Il dormait aussi, comme font la recrue et la girafe. Il mangeait comme fait le commis voyageur. Pour le reste, il s’arrangeait, on ne sait trop comment. Cela étant, avec le temps et tout en cumulant les milliards de pas et les millions de kilomètres, il était devenu plus connu que le Pape. En trente ans et d’une façon ou d’une autre, il avait vu défiler devant ses yeux la majeure partie de l’humanité.
Dans sa marche increvable, Denis vit les pêcheurs du Baïkal, les Innus du Québec, les astronautes de Houston, les sherpas de Katmandou, les mollahs de Qom, les marins d’Arkhangelsk, miss Brésil à Natal, les marathoniens de New York, les bédouins de Mauritanie, les plongeurs de Touamotu, les orangistes de Belfast, les Maasaï du Kenya, les scientifiques de la base Amundsen-Scott, la Landsgemeinde de Glaris, les Amish du Wisconsin, les métallurgistes de Wuhan, les grévistes de Toulouse, les paysans de Medellín, les pirates de Mindanao, les mineurs du Donbass, les toréadors de Séville, les infirmières de Bangui, les motards de Los Angeles, les surfeurs de Brisbane, les moines des Météores, les ouvrières de Shenzhen, les trappeurs d’Anchorage, les banquiers de Yokohama, les mères folles de Buenos Aires, les diamantaires du Transvaal, les pèlerins d’Allahabad, les jodlers d’Innsbruck, et tant d’autres. Tout cela faisait immensément plus que tout homme – avec toute sa lignée – aurait pu réussir de fréquenter durant toutes leurs vies réunies.
Fait curieux, il déclara sa déception de ne pas croiser le chemin de Saint Nicolas au Laos. Il se consola en revanche, et encore amplement, avec six diplômes de ‘Routard de l’Année’. Trois fois fut-il nommé ‘Voyageur de la Décennie’ et il entra dans la légende le jour où on lui décerna, sur le pont du Bosphore, le titre de ‘Touriste Émérite du Siècle’.
En fait, exerçant justement ce tourisme infini, et malgré qu’il avait pratiquement épuisé les cibles inédites, il continuait machinalement d’aligner des points déjà biffés au moins une fois, ensuite plusieurs fois, ce qui l’amena à traverser, l’un après l’autre, encore et encore, des lieux qu’il avait pourtant déjà parcourus.
*
Mais pour revenir, ce jour-là c’était vent nul, ciel azur et plein soleil. (“Peu m’importe, je ne vais quand même pas m’arrêter en si bon chemin !”), pensa donc Denis, et il reprit aussitôt sa marche immuable pour se diriger – lentement mais sûrement – nulle part.
D’ailleurs il semblerait qu’il y tourne toujours.
[14 janvier 2016]