Il était une fois un bon Cheikh avec une longue barbe et de larges habits vêtu qui depuis longtemps régnait en paix sur son petit et riche pays. Comme il aimait beaucoup ses sujets, dès qu’une occasion pondait – une cérémonie, une réussite, un jubilé, une fête – il leur offrait moult faveurs. C’est pourquoi les sujets adoraient leur souverain.
Aussi, étaient-ils heureux, les uns comme les autres.
Afin de veiller aux petits soins sur leurs chéris, les familles s’entouraient de massives nourrices aux tresses d’or et joues roses, potelées et avec de grosses poitrines. Plus tard, les garçons et les filles, mais en premier lieu les garçons, étaient élevés au foyer par d’éminents maîtres issus de prestigieuses lignées étrangères. Ensuite, ils s’envolaient s’épanouir dans les plus illustres académies d’outre-mer. Rentrés au bercail après avoir acquis l’excellence – qui dans les sciences, qui dans les arts, qui dans l’usure, qui dans le négoce – ils se rangeaient derrière leurs pères, grands-pères ou arrière-grands-pères pour assurer la prospérité de leurs différents commerces.
Aussi, étaient-ils heureux, les jeunes comme les moins jeunes.
Pour leur part, les filles étaient préparées à devenir les meilleures épouses et mères, elles aussi dans les écoles les plus renommées au monde, ou alors à la maison, par de sobres et zélées institutrices. Tisser, broder, crocheter, lire, chanter, s’habiller avec goût – ces aptitudes n’étaient qu’une partie du savoir-faire qu’elles allaient par la suite devoir à leurs époux. Mais c’est avant tout sur les preuves de sagesse et de retenue qu’elles étaient jugées à la fin de leur éducation. ‘Une bonne épouse tranquille et fidèle rendra son époux content et fier, de sorte qu’à son tour il pourra la combler’, sonnait l’enseignement.
Aussi, allaient-elles être heureuses, les unes comme les autres.
Sur ces entrefaites, leurs familles nombreuses prenaient du bon temps aux quatre coins du monde. Plus que tout, elles aimaient aller en vadrouille à travers les grandes cités, dorer au bord de l’eau ou s’aérer dans les bois des montagnes, pour la plus grande joie des aubergistes, carrossiers et orfèvres. Il faut dire que réunis à dix, vingt, parfois cinquante et même plus, leurs pèlerinages remplissaient partout les coffres de vendeurs qui les attendaient à portes ouvertes, alors que les bourses des pérégrins souffraient à peine.
Aussi, étaient-ils heureux, les uns comme les autres.
De toutes et tous, le plus heureux restait à tout de même le bon vieux Cheikh. À raison. C’est lui seul qui avait pouvoir – bon, sa famille aussi – sur toutes les grandes richesses de la terre, du sous terre, de l’eau et de l’air. Alors qu’à longueur d’années il faisait plutôt chaud dans son royaume, le magnifique palais de mille pièces jouissait de l’air frais de jour comme de nuit. Tellement avait-il aimé ce nouveau jouet, qu’il en avait fait don à tout son peuple. Même les chevaux dans ses écuries hennissaient à l’air frais. Et – oh, Madonna ! – il y en avait, des chevaux ! Cinq cents par ci, sept cents par là, mille dans un box séparé, des noirs, des rouges, des blancs, tous brillants, tous bien nourris et lavés. C’est-à-dire que ce ne sont pas les domestiques qui manquaient pour ces besognes : ils étaient légion à quitter leurs piètres pays pour espérer une vie plus digne dans ce petit coin de paradis, fut-ce au prix d’un dur labeur et de moult privations. Il n’empêche que cela restait tout de même mieux que chez eux, car ils pouvaient au moins nourrir leurs familles laissées à la maison.
Aussi, étaient-ils heureux, les uns comme les autres.
C’est pourtant plus le prince, le fils du Cheikh, qui méritait les honneurs de ces accomplissements. Instruit au sein des meilleures sociétés, jeune, éclairé, il avait habilement réussi à faire du règne de son père un temps de plénitude. De l’Occident en passant par l’Extrême-Orient et jusqu’aux antipodes, des savants sans nombre, des docteurs de la loi et des sciences, des hommes de l’art, des marchands de toutes sortes, ils s’empressaient tous pour faire du négoce ici, d’y ériger des bâtisses, des marchés, des hospices, de tirer des routes, de mettre des navires à l’eau, dans un vif foisonnement.
Et, encore une fois, étaient-ils tous heureux.
C’était sans compter sur le grand méchant voisin : d’un jour à l’autre il fit tarir ce bonheur. Le petit pays n’en comptait que deux, de voisins : d’abord, au-delà du désert de pierre s’étendait le vaste et fade royaume de son beau-frère. Ils vivaient en bons semblables. Quand le bon Roi se dérangeait avec sa suite chez le Cheikh, ils jouissaient tous de l’air frais. Et quand le Cheikh avec sa famille se dérangeait à la cour du roi, c’était surtout pour écouter tous des histoires sous les palmiers. De ce côté-là, il n’y avait pas de danger.
Le danger venait de l’autre voisin. Opposé au pays du roi, il y avait l’étendue nue de l’épouvantable Ogre. Plus d’une fois avait-il menacé le bon Cheikh, hurlant, grondant, rugissant. Jamais pourtant n’avait-il osé vraiment lui faire du mal. Entre-temps, dans sa propre contrée, il s’était rabattu sur les pauvres indigènes dont il était devenu le pire cauchemar. Malheur au bougre qui se serait retrouvé seul en plein champ à la tombée de la nuit : il pouvait disparaître prestement dans la gueule béante du géant. D’ailleurs, en quête d’une vie normale, ou simplement de vie, une bonne partie de la populace avait fui ces terres pour se réfugier justement au pays du Cheikh voisin.
Alors ce jour d’été-là, ou plutôt cette nuit-là, après une longue agitation, celui-ci trouvait enfin un peu de sommeil. Soudain, un sombre rêve le saisit. Il se faisait qu’une cascade de cavaliers sans tête surgissait de partout, de la terre, des airs, et se lançait vers son palais soulevant des vagues de poussière et de sang. Des étalons noirs, de leurs sabots arrachaient la pierraille au rythme des cravaches qui arrachaient leur peau, et un nuage d’aigles d’un autre temps, avec des ailes énormes, arrachait les vagues de la mer. Un passage de cet ouragan et le palais était soufflé. Lorsque la poussière retombait, derrière il ne voyait plus que de la terre sèche, alors qu’à l’horizon les montagnes se mettaient à bouger et de leur danse se levait le corps fumant, sans forme et sans fin de l’Ogre mugissant tel le tonnerre. Là, Cheikh Ras-Hadd se réveilla comme frappé par la foudre.
Plusieurs battements de cœur plus tard il comprit : cela n’avait pas été un rêve. En vérité le monstre venait-il de tomber comme la foudre sur son petit pays tout entier. En vérité était-il en train d’envahir cités, villages, maisons et bientôt jusqu’à son palais. Que lui opposer ? Ses maigres forces ? A l’image de son souverain, le peuple était doux. La garde ayant déjà pris ses jambes à son cou, il décida d’en faire de même. Il saisit en un tournemain sa famille et ses quelques plus fidèles domestiques et s’éclipsa vers le royaume voisin.
Les jours et les nuits passaient. Déversant ses hordes, le monstre avait mis à feu et à sang le petit pays du bon Cheikh. Les barbares abusaient les vierges et tuaient pour le plaisir. Et lui se morfondait chez son beau-frère. Mais pendant ce temps, aux quatre coins du monde, la sauvagerie n’avait laissé personne impassible. Soudain, d’abord des pays voisins, ensuite de plus loin encore, et jusqu’aux territoires les plus reculés, les appuis commencèrent d’affluer. Très vite, l’immense plaine ombragée qui s’étendait devant le palais du Roi était devenue trop exiguë pour accueillir tout ce monde.
Etaient là les mille archers roux de l’île Blanche, la cohorte de mamelouks tannés des côtes de Barbarie, les amazones en feu des Terres Saintes, les dix mousquetaires ayant fait le long chemin depuis les Cimes d’Airain, les douze grands elfes de Oual-Hallaa avec leurs jumeaux les zwölfs blonds des Montagnes d’Ailleurs et l’armée d’hommes rouges venus de la Terre Neuve. Petits, jaunes, sans yeux, les hommes-sabre fourmillaient là aussi, comme d’ailleurs les braves grenadiers de l’Entre-deux-Mondes, les deux cents casqués arrivés ni plus ni moins que depuis les steppes d’outre-mer, ainsi que les vaillants zouaves du Roi même. D’autres encore étaient en marche.
Mais la puissance de cette multitude serait restée presque vaine sans la force de frappe réunie des machines de guerre que les uns et les autres tiraient avec eux, et sans la quantité de canons embarqués sur les cent galions qui recouvraient la mer. Tous étaient venus à l’appel du Cheikh et au son du cor royal, passés de cités en collines, de collines en montagnes et de montagnes en navires.
A leur tête à tous, le chevalier Tête-Noire, le Prince Charmant, sur sa jument blanche neige, mante dorée couvrant son torse bronzé. C’est sur lui que reposaient les maigres espoirs du Cheikh. Qui comptait les jours. Et il les comptait. Et surtout les nuits, où il n’arrivait pas à fermer l’œil. Et il les comptait, le Cheikh. Mettre au pas cette foule bariolée demandait à la fois une grande maîtrise et une grande sagesse. C’est pourquoi il lui en fallut du temps et de la patience au commandant pour donner l’assaut sous les meilleurs auspices.
Alors ce jour d’hiver-là, ou plutôt cette nuit-là, pour les troupeaux de monstres du monstre l’enfer engloutit la terre. Un orage de rage et de feu croula sur le petit pays, pour ensuite rouler sur les terres de l’Ogre. Avait-il eu beau de braver Tête-Noire en agitant le spectre de la mère des batailles, de torturer des émissaires avant d’en faire charges pour le père des canons dont il menaçait de réduire en cendres le palais du Roi fade et les autres palais des royaumes autour, jusqu’à la mer de Jade: sa parole n’avait été que piètre fanfaronnade.
Bientôt, il cessa de faire peur même au Cheikh, car de ses hordes il ne restait qu’un triste souvenir et lui-même avait disparu on ne savait où. Des années durant, l’Ogre fut chassé partout, jusqu’aux tréfonds de ses grottes, bien au-delà des terres qu’il avait lâchement fuies, pour le soulagement du peuple affligé. Trompant ses poursuivants, il s’était mué en une butte de crottin que les hommes rouges – en la découvrant – n’eurent aucun mal à écraser sous leurs bottes.
Après 201 longues nuits à se tortiller au palais du Roi, le Cheikh pu enfin revoir sa patrie, certes, en ruines, mais lui fut acclamé par tout un peuple, ce qui remplit son cœur. Répondant à cette ferveur après si dure épreuve, il les invita tous à festoyer un mois durant. A ses frais.
*
La vie reprit comme avant dans son petit pays, puis dans les grandes cités, au bord de l’eau, à la montagne, pour le plus grand bonheur de tous. Et le nôtre, qui remplissons partout, à nouveau, nos coffres vidés.
A leurs frais.
[14 septembre 2017]