Les 201 nuits de Cheikh Chaeh Rhass-Hadd

Catégorie: Fiction

Il était une fois un bon Cheikh avec une longue barbe et de larges habits vêtu qui depuis long­temps régnait en paix sur son petit et riche pays. Comme il aimait beau­coup ses sujets, dès qu’une occa­sion pon­dait – une céré­mo­nie, une réus­site, un jubi­lé, une fête – il leur offrait moult faveurs. C’est pour­quoi les sujets ado­raient leur souverain.

Aus­si, étaient-ils heu­reux, les uns comme les autres.

Afin de veiller aux petits soins sur leurs ché­ris, les familles s’entouraient de mas­sives nour­rices aux tresses d’or et joues roses, pote­lées et avec de grosses poi­trines. Plus tard, les gar­çons et les filles, mais en pre­mier lieu les gar­çons, étaient éle­vés au foyer par d’éminents maîtres issus de pres­ti­gieuses lignées étran­gères. Ensuite, ils s’envolaient s’épanouir dans les plus illustres aca­dé­mies d’outre-mer. Ren­trés au ber­cail après avoir acquis l’excellence – qui dans les sciences, qui dans les arts, qui dans l’usure, qui dans le négoce – ils se ran­geaient der­rière leurs pères, grands-pères ou arrière-grands-pères pour assu­rer la pros­pé­ri­té de leurs dif­fé­rents commerces.

Aus­si, étaient-ils heu­reux, les jeunes comme les moins jeunes.

Pour leur part, les filles étaient pré­pa­rées à deve­nir les meilleures épouses et mères, elles aus­si dans les écoles les plus renom­mées au monde, ou alors à la mai­son, par de sobres et zélées ins­ti­tu­trices. Tis­ser, bro­der, cro­che­ter, lire, chan­ter, s’habiller avec goût – ces apti­tudes n’étaient qu’une par­tie du savoir-faire qu’elles allaient par la suite devoir à leurs époux. Mais c’est avant tout sur les preuves de sagesse et de rete­nue qu’elles étaient jugées à la fin de leur édu­ca­tion. ‘Une bonne épouse tran­quille et fidèle ren­dra son époux content et fier, de sorte qu’à son tour il pour­ra la com­bler’, son­nait l’enseignement.

Aus­si, allaient-elles être heu­reuses, les unes comme les autres.

Sur ces entre­faites, leurs familles nom­breuses pre­naient du bon temps aux quatre coins du monde. Plus que tout, elles aimaient aller en vadrouille à tra­vers les grandes cités, dorer au bord de l’eau ou s’aérer dans les bois des mon­tagnes, pour la plus grande joie des auber­gistes, car­ros­siers et orfèvres. Il faut dire que réunis à dix, vingt, par­fois cin­quante et même plus, leurs pèle­ri­nages rem­plis­saient par­tout les coffres de ven­deurs qui les atten­daient à portes ouvertes, alors que les bourses des péré­grins souf­fraient à peine.

Aus­si, étaient-ils heu­reux, les uns comme les autres.

De toutes et tous, le plus heu­reux res­tait à tout de même le bon vieux Cheikh. À rai­son. C’est lui seul qui avait pou­voir – bon, sa famille aus­si – sur toutes les grandes richesses de la terre, du sous terre, de l’eau et de l’air. Alors qu’à lon­gueur d’années il fai­sait plu­tôt chaud dans son royaume, le magni­fique palais de mille pièces jouis­sait de l’air frais de jour comme de nuit. Tel­le­ment avait-il aimé ce nou­veau jouet, qu’il en avait fait don à tout son peuple. Même les che­vaux dans ses écu­ries hen­nis­saient à l’air frais. Et – oh, Madon­na ! – il y en avait, des che­vaux ! Cinq cents par ci, sept cents par là, mille dans un box sépa­ré, des noirs, des rouges, des blancs, tous brillants, tous bien nour­ris et lavés. C’est-à-dire que ce ne sont pas les domes­tiques qui man­quaient pour ces besognes : ils étaient légion à quit­ter leurs piètres pays pour espé­rer une vie plus digne dans ce petit coin de para­dis, fut-ce au prix d’un dur labeur et de moult pri­va­tions. Il n’empêche que cela res­tait tout de même mieux que chez eux, car ils pou­vaient au moins nour­rir leurs familles lais­sées à la maison.

Aus­si, étaient-ils heu­reux, les uns comme les autres.

C’est pour­tant plus le prince, le fils du Cheikh, qui méri­tait les hon­neurs de ces accom­plis­se­ments. Ins­truit au sein des meilleures socié­tés, jeune, éclai­ré, il avait habi­le­ment réus­si à faire du règne de son père un temps de plé­ni­tude. De l’Occident en pas­sant par l’Extrême-Orient et jusqu’aux anti­podes, des savants sans nombre, des doc­teurs de la loi et des sciences, des hommes de l’art, des mar­chands de toutes sortes, ils s’empressaient tous pour faire du négoce ici, d’y éri­ger des bâtisses, des mar­chés, des hos­pices, de tirer des routes, de mettre des navires à l’eau, dans un vif foisonnement.

Et, encore une fois, étaient-ils tous heureux.

C’était sans comp­ter sur le grand méchant voi­sin : d’un jour à l’autre il fit tarir ce bon­heur. Le petit pays n’en comp­tait que deux, de voi­sins : d’abord, au-delà du désert de pierre s’étendait le vaste et fade royaume de son beau-frère. Ils vivaient en bons sem­blables. Quand le bon Roi se déran­geait avec sa suite chez le Cheikh, ils jouis­saient tous de l’air frais. Et quand le Cheikh avec sa famille se déran­geait à la cour du roi, c’était sur­tout pour écou­ter tous des his­toires sous les pal­miers. De ce côté-là, il n’y avait pas de danger.

Le dan­ger venait de l’autre voi­sin. Oppo­sé au pays du roi, il y avait l’étendue nue de l’épouvantable Ogre. Plus d’une fois avait-il mena­cé le bon Cheikh, hur­lant, gron­dant, rugis­sant. Jamais pour­tant n’avait-il osé vrai­ment lui faire du mal. Entre-temps, dans sa propre contrée, il s’était rabat­tu sur les pauvres indi­gènes dont il était deve­nu le pire cau­che­mar. Mal­heur au bougre qui se serait retrou­vé seul en plein champ à la tom­bée de la nuit : il pou­vait dis­pa­raître pres­te­ment dans la gueule béante du géant. D’ailleurs, en quête d’une vie nor­male, ou sim­ple­ment de vie, une bonne par­tie de la popu­lace avait fui ces terres pour se réfu­gier jus­te­ment au pays du Cheikh voisin.

Alors ce jour d’été-là, ou plu­tôt cette nuit-là, après une longue agi­ta­tion, celui-ci trou­vait enfin un peu de som­meil. Sou­dain, un sombre rêve le sai­sit. Il se fai­sait qu’une cas­cade de cava­liers sans tête sur­gis­sait de par­tout, de la terre, des airs, et se lan­çait vers son palais sou­le­vant des vagues de pous­sière et de sang. Des éta­lons noirs, de leurs sabots arra­chaient la pier­raille au rythme des cra­vaches qui arra­chaient leur peau, et un nuage d’aigles d’un autre temps, avec des ailes énormes, arra­chait les vagues de la mer. Un pas­sage de cet oura­gan et le palais était souf­flé. Lorsque la pous­sière retom­bait, der­rière il ne voyait plus que de la terre sèche, alors qu’à l’horizon les mon­tagnes se met­taient à bou­ger et de leur danse se levait le corps fumant, sans forme et sans fin de l’Ogre mugis­sant tel le ton­nerre. Là, Cheikh Ras-Hadd se réveilla comme frap­pé par la foudre.

Plu­sieurs bat­te­ments de cœur plus tard il com­prit : cela n’avait pas été un rêve. En véri­té le monstre venait-il de tom­ber comme la foudre sur son petit pays tout entier. En véri­té était-il en train d’envahir cités, vil­lages, mai­sons et bien­tôt jusqu’à son palais. Que lui oppo­ser ? Ses maigres forces ? A l’image de son sou­ve­rain, le peuple était doux. La garde ayant déjà pris ses jambes à son cou, il déci­da d’en faire de même. Il sai­sit en un tour­ne­main sa famille et ses quelques plus fidèles domes­tiques et s’éclipsa vers le royaume voisin.

Les jours et les nuits pas­saient. Déver­sant ses hordes, le monstre avait mis à feu et à sang le petit pays du bon Cheikh. Les bar­bares abu­saient les vierges et tuaient pour le plai­sir. Et lui se mor­fon­dait chez son beau-frère. Mais pen­dant ce temps, aux quatre coins du monde, la sau­va­ge­rie n’avait lais­sé per­sonne impas­sible. Sou­dain, d’abord des pays voi­sins, ensuite de plus loin encore, et jusqu’aux ter­ri­toires les plus recu­lés, les appuis com­men­cèrent d’affluer. Très vite, l’immense plaine ombra­gée qui s’étendait devant le palais du Roi était deve­nue trop exi­guë pour accueillir tout ce monde.

Etaient là les mille archers roux de l’île Blanche, la cohorte de mame­louks tan­nés des côtes de Bar­ba­rie, les ama­zones en feu des Terres Saintes, les dix mous­que­taires ayant fait le long che­min depuis les Cimes d’Airain, les douze grands elfes de Oual-Hal­laa avec leurs jumeaux les zwölfs blonds des Mon­tagnes d’Ailleurs et l’armée d’hommes rouges venus de la Terre Neuve. Petits, jaunes, sans yeux, les hommes-sabre four­millaient là aus­si, comme d’ailleurs les braves gre­na­diers de l’Entre-deux-Mondes, les deux cents cas­qués arri­vés ni plus ni moins que depuis les steppes d’outre-mer, ain­si que les vaillants zouaves du Roi même. D’autres encore étaient en marche.

Mais la puis­sance de cette mul­ti­tude serait res­tée presque vaine sans la force de frappe réunie des machines de guerre que les uns et les autres tiraient avec eux, et sans la quan­ti­té de canons embar­qués sur les cent galions qui recou­vraient la mer. Tous étaient venus à l’appel du Cheikh et au son du cor royal, pas­sés de cités en col­lines, de col­lines en mon­tagnes et de mon­tagnes en navires.

A leur tête à tous, le che­va­lier Tête-Noire, le Prince Char­mant, sur sa jument blanche neige, mante dorée cou­vrant son torse bron­zé. C’est sur lui que repo­saient les maigres espoirs du Cheikh. Qui comp­tait les jours. Et il les comp­tait. Et sur­tout les nuits, où il n’arrivait pas à fer­mer l’œil. Et il les comp­tait, le Cheikh. Mettre au pas cette foule bario­lée deman­dait à la fois une grande maî­trise et une grande sagesse. C’est pour­quoi il lui en fal­lut du temps et de la patience au com­man­dant pour don­ner l’assaut sous les meilleurs auspices.

Alors ce jour d’hiver-là, ou plu­tôt cette nuit-là, pour les trou­peaux de monstres du monstre l’enfer englou­tit la terre. Un orage de rage et de feu crou­la sur le petit pays, pour ensuite rou­ler sur les terres de l’Ogre. Avait-il eu beau de bra­ver Tête-Noire en agi­tant le spectre de la mère des batailles, de tor­tu­rer des émis­saires avant d’en faire charges pour le père des canons dont il mena­çait de réduire en cendres le palais du Roi fade et les autres palais des royaumes autour, jusqu’à la mer de Jade: sa parole n’avait été que piètre fanfaronnade.

Bien­tôt, il ces­sa de faire peur même au Cheikh, car de ses hordes il ne res­tait qu’un triste sou­ve­nir et lui-même avait dis­pa­ru on ne savait où. Des années durant, l’Ogre fut chas­sé par­tout, jusqu’aux tré­fonds de ses grottes, bien au-delà des terres qu’il avait lâche­ment fuies, pour le sou­la­ge­ment du peuple affli­gé. Trom­pant ses pour­sui­vants, il s’était mué en une butte de crot­tin que les hommes rouges – en la décou­vrant – n’eurent aucun mal à écra­ser sous leurs bottes.

Après 201 longues nuits à se tor­tiller au palais du Roi, le Cheikh pu enfin revoir sa patrie, certes, en ruines, mais lui fut accla­mé par tout un peuple, ce qui rem­plit son cœur. Répon­dant à cette fer­veur après si dure épreuve, il les invi­ta tous à fes­toyer un mois durant. A ses frais.

*

La vie reprit comme avant dans son petit pays, puis dans les grandes cités, au bord de l’eau, à la mon­tagne, pour le plus grand bon­heur de tous. Et le nôtre, qui rem­plis­sons par­tout, à nou­veau, nos coffres vidés.

A leurs frais.

[14 sep­tembre 2017]

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