Le prélude
L’avènement
L’éclosion
La coupure
Les suites
Le tournant
La cassure
L’envol
L’éclat
La vérité
Le changement
L’épreuve
La décision
Le sage
L’apogée
La fin
[…]
L’éclat
Voici comment, depuis l’au-delà des vivants, en quelques mots qu’un fonctionnaire certifie, l’amour de Médæa projette ce Félix – sauvé des ruines – dans la stratosphère du gratin, lui qui au bout de ses études était personne, à part un étudiant hors normes. Les magazines s’emparent de son cas. Il est hissé dans les six premiers sur la liste des cent plus nantis. On commence à s’en référer à lui comme plus convoitée âme jeune et seule, mais divorcer est hors de question. C’est le déluge. Son monde autour change ex abrupto. Un associé reprend le projet pédagogique tant chéri. Le comble: à trente-deux ans seulement, il s’accorde un congé sabbatique.
L’eau calme. Une mer entière encore plus, tant qu’elle et calme. Sur son voilier, seul, il a tout ce qui lui faut – surtout la paix et le temps – pour assoir ses esprits et se les retrouver. Et du temps, il y passe. Quelquefois les flots montent, néanmoins pas beaucoup, seulement pour rappeler que l’existence n’est pas un océan vaste et paisible. Rembobinant les étapes de sa courte vie, à sa surprise voit que la bobine est nettement plus fournie que ce qu’il pensait d’habitude. Le mot ultime de Médæa le travaille. Dire qu’elle est celle qui lui a offert sa gratitude, alors qu’elle avait tout fait pour qu’il devienne celui qu’il est ! Retour à terre, corps et âme remis.
Au manoir, où il vit seul et occupe à présent la suite centrale de la mère, Bongani, soulagé mais crispé, lui fait les honneurs de l’accueil sur le perron fleuri après des semaines d’absence, à part que Félix connaît les yeux fermé son indestructible majordome pour qu’il repère illico un certain détail, autrement insaisissable: sa tunique blanche est boutonnée deux sur trois. Regard fuyant vers le Zoulou de pierre. Compris. Coup d’ œil vers les fenêtres du salon: un rideau bouge. Il s’y rend et découvre quatre hommes debout, l’air plat. Un est en uniforme. Cinq minutes plus tard, ils sont cinq à quitter l’Aqaïa. L’un d’entre eux porte des menottes.
[Dans toute histoire d’action et notamment d’amour telle que celle-ci, à un certain moment donné du récit vient inévitablement une sorte de bouleversement angulaire qui déclenche un déroulement différent, où le cours bascule et où plus rien n’est comme avant, le rythme se casse, les séquences changent, l’intrigue s’accélère, la direction se perd, une espèce de poussée apparaît, le volet dramatique s’amplifie, la dynamique prend des à-coups, les revirements s’entassent, les imprévus prennent le dessus, les situations s’entrechoquent, les contrariétés se suivent, les problèmes déferlent et le doute s’installe. Eh bien, il convient à présent de dire que pour Félix Doussett et son l’histoire ce temps semble enfin approcher.]
Un huissier de justice, un juriste d’office, un inspecteur-chef et un sergent composent le quatuor qui procède à l’arrestation. Les charges pesant sur Félix sont lourdes. Le prévenu l’apprend par la voix grave du juge d’instruction. Le parquet a été saisi pour viol aggravé, attribution de paternité et violences avec non assistance à personne en danger. Trois plaintes distinctes déposées par trois personnes diverses, dans ce cas trois femmes différentes. Groupe et Mecanolt sont sans dessus dessous. Une défense redoutable se dresse, à hauteur des moyens et de l’enjeu. Sa contre-attaque vise en premier à libérer sous caution l’accusé. Ce que Félix refuse.
Les semaines passées en mer l’ont vieilli, en tou cas blanchi. Il s’est assagi, immergé au plus profond de l’apparence illusoire des choses, ayant pour finir parfait sur la vie une conception intègre et intégrale qu’il s’approprie solidement. Veuf de femme vivante, il se laisse pousser barbe et cheveux. Sa rage violente d’accomplir s’éteint petit à petit devant le soin croissant pour le devenir, qui remplit le vide. User de son influence, profiter de ses ressources, appeler à ses relations, pratiquer les tours de passe-passe, tout ça l’horrifie. Arrive alors pour lui l’heure de l’épreuve et de l’éclat. Il se défend seul, muni de son armure suprême: la vérité absolue.
Le bruit part en vrille sur la ville, la région, le pays et au-delà. Que le monde soit déchiré par des guerres, ou que des économies entrent en crise ne l’empêche pas de faire la une. Il est isolé, alors que son univers est vaste comme son prestige, ou l’inverse. Il n’y a pas d’aveugle plus seul à ne pas apercevoir la formidable vague de sympathie et de solidarité qui se lève. Sous le silence humide de ses murs, Félix ne poursuit jour et nuit qu’un but: ne pas s’égarer, ne pas laisser lui échapper la vérité. Cela tandis qu’en attente du procès, dehors est réuni le plus large front de soutien jamais vu. De cette disparité vite intenable surgit la résurrection de Félix.
La vérité
La vérité ? Laquelle ? Pour l’action à ouvrir après seize mois de travail, le parquet vient surtout avec les déclarations des victimes supposées suivies par une dizaine de témoignages, directs ou non. Le jour fixé, le procès n’ouvre pourtant pas. Logique. Depuis leur réunion, après moult examens croisés, un mois avant lancement, par toutes les voies de diffusion ouvertes, les avocats du CCFF – soit le “Comité de Combat du Front Félix” – publient froidement la vérité cachée au public et au parquet: les trois plaignantes et leurs témoins sont payé(e)s selon un plan aussi secret qu’odieux. Procès mort-né, Félix libre sans délai et charges renversées.
Inimaginable, une pression populaire en mesure de suppléer la justice, sans violence et par des preuves inattaquables. Mais alors pourquoi ?! Et qui, derrière cette machination abjecte ?! Affaibli par tant de rations maigres et fades, notre héros se concentre sur l’après-prison, laissant la presse résoudre l’énigme. Au manoir et au groupe, on fait bien plus que célébrer un revenant: on vénère presqu’un demi-dieu. Sauf que son intérêt est ailleurs. D’abord, il reprend esprit et forces. Ensuite, il invite sa “défense” à l’Aqaïa. Ils sont des centaines, d’où un cordon de sécurité ayant cette fois appris la leçon du passé. L’effusion est partout, et des deux côtés.
«Mes chères et mes chers, mots ou gestes sont – hélas – par trop faibles pour contenir et vous exprimer le sentiment qui me saisit lorsque je vous regarde tous d’un coup puis chacune et chacun en particulier. Ils sont inaptes à vous le transmettre, pour vous faire comprendre ses dimension et nature. La seule allégorie qui vient à l’esprit est le feu du soleil. J’ignore totalement la cause de votre énorme élan d’amitié et de générosité, mais croyez qu’il me brûle. Qu’ai-je fait à mériter autant ? Qui suis-je à être frappé par tant de bonté ? Pardo… excuse…» Gagné par l’émotion, il s’éclipse sous un orage d’hourras et une jeune femme sort de la mer de têtes.
« Vous qui êtes ici en réponse à son appel, je veux lui parler au nom de tous: Félix, si la racine de cet élan t’échappe, cela signifie qu’elle est encore plus fondée. Si tu ne sais pour quelle raison tu nous mérites, sache qu’elle n’est pas seule: ce sont ton exemple, ta vision, ton courage, ta droiture, ta décence, ton parcours, ta foi. Et si non plus tu ne sais qui tu serais à avoir été frappé par tant de bonté, comme tu le dis, sache que pour toutes ces raisons-ci il ne s’agit pas de bonté, mais juste d’amour. En bref, nous espérons être dignes de toi. Offres-nous le privilège de pouvoir jouir aussi de ton amour.» Sur quoi, elle rejoint la foule. La suite se devine.
Sonné, Félix ne revient plus sur la pelouse, où l’on fait la foire jusque tard au soir. Bongani et Thulile s’occupent de recueillir les cadeaux qui affluent – qui un dessin, qui un pot de fleurs, qui un poème, qui une tarte-maison ou juste un mot avec son nom. Pour sûr, de cette attaque très mal partie il s’en sort grandi. Et comme un bonheur ne vient jamais seul, de retour au poste des surprises l’attendent. Une mini-guerre bien placée affole le coût du pétrole et permet à l’unité “matériel d’exploitation” de Mecanolt de lever sa marge. Mieux encore: l’État s’alimente aux réserves du groupe et sollicite des forages plus soutenus dans les zones maritimes.
Le changement
Fin de la crise. Oltent célèbre le jubilé de son demi-centenaire. Hissé au sommet de l’industrie lourde – sidérurgique, ferroviaire, navale, extractive, chimique, en même temps le groupe s’érige en poids lourd politique, en “faiseur de rois” comme on dit. Riche, pleinement épanoui, légalement marié, métaphoriquement veuf, concrètement célibataire, âge trente-sept, voici Félix en tête de la fusion MecanErg, malgré plein d’avis qui le poussent à prendre la direction générale. La voie qu’il s’est tracée – d’abord devenir, puis accomplir – il ne veut surtout pas la perdre. Dans ce but, il tire profit des fréquentes sorties solitaires en mer sur son voilier.
[L’époque est trouble. Un malheur nouveau s’empare du monde. C’est une maladie hautement mortelle, abreuvée par un vieux fléau appelé du nom chic d’“héroïne” et qui monte en puissance. Pour les plus nombreux, il y a triple malheur: au début on s’infecte, ensuite on sème à tous vents et enfin on meurt jeune. Pour les peu nombreux, il y a un seul bonheur, de taille: le marché – culture, fabrication, contrebande et vente – surgit, donc les prix explosent. Des coins jusqu’alors anodins s’affirment en tant que plaques tournantes de premier ordre et empoisonnent le marché de l’argent par des circuits opaques. Ils attirent la vermine mondiale avide de gains faciles et fabuleux, dont fait partie un certain spécimen connu.]
Sœur Yda (non, la cupide trafiqueuse n’est pas elle) pendant ce temps remplit les trois vœux essentiels, à part que l’un d’eux pose problème. C’est ainsi qu’un jour, Bongani, grisonnant et un peu voûté, remet à Félix un pli affranchi au village. Le cachet gris est moitié effacé: blssnt t. cair-au-nts. Mais l’homme se rappelle bien la main, ouvre le pli et lit: “Ma joie en Dieu est sans mots, voilée seulement par notre liaison passée, pour laquelle depuis huit ans tu n’as plus d’obligation. Puisses-tu suivre l’admirable voie que tu t’es choisie, Félix, dans la chaleur de mon affection. Ceci te libère ainsi de tout engagement. Sœur Yda / Yvonne Oltent-Doussett.”
À vrai dire, le choix n’est pas permis: c’est une invitation claire. Elle-même parle de sa “joie voilée” par leur mariage. Il a la main libre et l’option facile. De surcroît, même pas besoin de rompre les noces, car à l’époque il n’y a pas eu d’union à l’église, il ne sait plus pourquoi. La première idée – de prendre bons conseils chez les Guldenstandt – se révèle vite caduque: en effet, le dilemme est faux, par conséquent une procédure simplifiée s’engage sans délai sous la baguette d’Alma, sa deuxième secrétaire (chez Mecanolt) qui lui obéit tel à un demi-dieu, passée à coups de masters chef juridique de MecanErg et conseillère de son comité directorial.
Alma Zedqoff, que ses collègues badins appellent “de A à Z” ou “AZ” tout court, puisque – il faut le dire – de par sa nature elle est au courant, à tout instant, de tout et sur tous. Cette jeune femme férue de lectures, qui occupe seule un cinq pièces cossu en vieille ville, est depuis la première heure une de ses inconditionnées les plus ferventes, fondatrice du CCFF, où ses recherches acharnées contribuent beaucoup au succès final. AZ mène l’action tambour battant, de sorte que la décision de la juge tombe dans l’année: le voile est ôté de la joie d’Yda et du quotidien de Félix par l’union Oltent-Doussett qui s’éteint, suivie d’une autre qui s’allume.
Bientôt deux fois six années que du matin six heures au soir six heures, deux fois six heures donc, Alma partage six jours sur sept le temps si chargé de son patron. Tranquillement, patiemment, sobrement, consciencieusement, fidèlement, ils passent ensemble six fois davantage d’heures que lui ne passe avec son (ex-)épouse. Elle lui passe tous ses caprices, fière dépositrice de ses passions, peurs, doutes, joies et on en passe. Il occupe en pratique toute sa vie, excepté son animal qui l’accompagne partout: un vieux nano chien gâté et détesté par tous, sauf par Félix, acheté comme pour se venger de la mort de Louki et qu’elle a baptisé Le Chien.
Disons ainsi: deux êtres dans la fleur de l’âge, une au bord de la quarantaine, l’autre cinq ans de moins, agréables, se retrouvent libres, seules, amies, intègres, engageantes, autonomes. Qu’est ce qu’elles ont à se dire ? Il y a fort à parier qu’elles se disent “oui” devant l’officier de l’état civil. Et, du coup, voici créée la nouvelle famille Doussett-Zedqoff. Et, du coup, tout s’emballe. Félix vend l’Aqaïa, prend congé de l’effectif coi par de larges rentes viagères, prend domicile dans le cinq pièces et prend enfin les commandes des industries Oltent lors de la suivante AG, à l’euphorie de tous. Alma, elle, se retire et prend le chemin si difficile de la gestation.
Ces revirements soudains et spectaculaires excitent des médias dernièrement un peu endormis sur le cas Félix. Points de presse, interviews, bourse, articles, émissions, prises de position, débats, état de la future maman, déclarations, opinions – tout y est. On veut déceler une force publique en devenir, représentant brillant d’une nouvelle vague jeune, fortunée et inspirée. Le politique est là aussi. On lui imagine un avenir parlementaire ou ministériel, diplomatique ou présidentiel. La tornade s’abat en quelques jours pour des mois. Et il se plie en plus de sa charge chez Oltent. Félix est aspiré tel l’eau des égouts. Pendant ce temps, Alma, seule…
…s’occupe. Combattre les affres de la grossesse. Chercher dans sa nouvelle condition un autre sens, au-delà du foisonnement de témoignages présentés par les brochures nutritives, les livres de conseils ou les émissions jeune maman. Ne pas faillir de soutenir Félix malgré la souffrance de son absence. Ne pas faiblir. L’aide à vaincre le guet infini vient surtout de Le Chien, qui git sans répit dans ses bras. Mais à force de, son état se gâte, puis empire. Des douleurs frappent, des crampes déchirent. Seule, elle panique par crainte de complication. L’énergie lâche. Elle tombe. Le soir, c’est sirène, examens, doutes, appels, coups d’œil, effroi, puis sommeil.
L’épreuve
[À voir le bien et le mal dans le monde; si Héphaïstos n’était pas un mythe; s’il forgeait une balance grande comme la Terre entière; si bien et mal avait une masse; si on pouvait les hisser sur chaque plateau de la balance à les peser, ce ne serait pas surprenant que celui du mal plonge et que sa chaîne casse. Seize ans que la hyène rôde, douze que sa poudre blanche tue à distance, neuf qu’il coiffe un réseau interlope et deux qu’il loue les diables pour la mort de son vice-président de père, son farouche juge moral. Son bras est long, si long que lors d’une visite médicale de routine Alma reçoit d’un infiltré un “calmant” puis, le lendemain se fait livrer une pizza “bien relevée” par – fait curieux – la même personne.]
Au réveil tout est blanc. Penché au dessus, son dieu la remplit de ce regard inestimable qui soulage tout malheur, sauf le sien. À travers ses grands yeux vifs, Alma voit et lit jusqu’au tréfonds de son âme de dieu. Elle lit alors en silence: l’enfant va bien; pas toi. Et l’âme de son dieu devient un trou noir. Ses yeux vifs fondent dans la brume. Et de l’eau coule. Un homme flou, avec bouche et sans visage, s’approche en prononçant des mots muets. Ça se voit à ses lèvres qui bougent mais elle et son dieu sont trop loin. Puis, tout à coup, elle croit entendre: «…il faudra… faire le choix… im… po… ssible…». Elle chute sans fin, à nouveau seule. Félix est parti.
Sorti seulement. En fait, le dieu est au milieu du couloir voisin, où les civières, les chaises, les lits et les gens se heurtent dans un tourbillon incessant. De là il gagne finalement la sortie. Après, il gagne le centre de la Terre avec un hurlement de loup, déchirant au passage ses habits, barbe et cheveux, puis se jetant au sol avec les spasmes d’un possédé. On le retrouve un peu plus loin, sans le reconnaître. Fouillé, identifié et transporté dans un salon privé, le dieu est un ancien homme ou plutôt un spectre. On lui colle le matricule 0192 Jean Dieumerci (Sexe: M). On le prend en charge, lui injecte un sédatif et attache au lit, pour l’avoir sous contrôle.
Les heures passent. Il y a cependant urgence, d’abord légale sur la décision à prendre, ensuite de santé, vus l’état d’Alma, le choix à faire et le risque encouru. Le collège médical passe au vote et le soir venu réveille Jean. Étonné et docile, il ne se rappelle de rien. On lui explique le poids crucial de l’enjeu. Il consent mi éveillé et signe. On le ramène au lit de sa femme sous l’étroite protection de rigueur. Encore dans un état tiers, Jean entend malgré tout sa petite voix lunaire lui souffler: «Mon amour, surtout ne t’en veux pas. Pouvoir t’aimer est le don du Ciel. Promets-moi de prendre soin et d’aimer notre enfant.» Les yeux fermés, elle soupire.
[…]
[26 octobre 2021]