Ne jamais, au grand jamais crier victoire trop vite
La phase 5B est totalement à la charge d’une demi douzaine de hackers1 et de crackers[/note] Expert dans le piratage de systèmes informatiques et des protections de sécurité.[/note] dont le Service s’est entouré pour l’occasion en échange d’une impunité totale en plus d’une rémunération conséquente. Casser, bloquer, brouiller n’importe quel système informatique et de sécurité est leur dada. Un local adiabatique est expressément mis à disposition de ces virtuoses, qui ont minutieusement préparé leur entrée en lice 17 heures durant. Les deux phases 5 sont déclenchées simultanément. Ainsi, pendant qu’au moyen des mini-caméras embarquées, sous la coupole on suit souffle coupé les treize grimpeurs qui progressent comme des chats sur l’immense toile d’araignée métallique, les braves pirates envoient la première salve de leur attaque DoS
2envers le cluster3 visé. Des courriels et des messages par dizaines de milliards bombardent simultanément le réseau, suivis par autant d’alertes, de fausses alertes et d’anomalies qui déferlent sur le système, le submergent, le saturent. Dans la salle de coordination du QG les écrans de certains terminaux passent en mode veille, d’autres déroulent un tapis sans fin de lignes aléatoires codées, quelques uns se mettent à fumer, certains explosent, peu restent actifs. L’affolement étant total, la phase 5B se dessine donc comme un succès de bon augure car la mise à mort du réseau informatique signifierait que le danger serait – du moins en partie – écarté. Au C3 on exulte.
Moins cependant sur les armatures glissantes de la station, où K, dans un flash d’inattention sous la fatigue, perd l’équilibre et, se redressant, laisse lui échapper une bonbonne d’oxygène qui, elle, ne choisit pas de se faufiler habilement entre les mailles de la poutraison pour tomber directement et discrètement dans la mer, en revanche (“La salope!”) elle préfère cogner tel une boule de billard chaque tirant, chaque diagonale, chaque poutrelle rencontrée, dans un tapage métallique surpassé seulement par la belle explosion finale, qui secoue le pylône et créé une gerbe digne des artésiennes de Versailles. Heureusement, rien ni personne ne suit l’objet dans sa chute, mais c’est aussi l’occasion pour les méchants hôtes de découvrir leurs visiteur indésirables. À quelques mètres seulement du premier plancher, par une fichue inadvertance, la phase 5A est subitement en train de se gripper.
Au dessus, sur les plateformes comme à l’intérieur des locaux, à présent c’est déjà la pagaille généralisée. Il y a de quoi. D’une part, les ballons loufoques ne cessent de se multiplier, cernent la station, bourrent le ciel, filtrent le soleil levant, brillent de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, reflètent mille images différentes et grotesques par leurs effets de miroirs sphériques. D’autre part, le crash du cluster fait entrer système, programme et planification dans la nuit informatique. Les IT employés par l’organisation se démènent comme de beaux diables – en vain d’ailleurs – pour rafistoler ce qui pourrait l’être: les bons pirates d’Internet restent les maîtres du jeu. Jamais deux sans trois: même que secoués par les épreuves subies en l’air, sur l’eau et durant leur escalade, les invités inattendus mettent au profit l’arsenal sophistiqué embarqué. Ainsi, alors que, taux d’adrénaline au sommet, l’équipe gagne la plate-forme inférieure et se disperse aussitôt suivant les consignes, les premiers gardiens sont éliminés dans l’indifférence générale. Avec un peu de retard, la phase 5A se termine enfin. La montre indique 05h44’28”.
Une certaine ambiance survoltée remplace cette tension-là trop longuement accumulée dans les locaux du SABRE, comme d’ailleurs à Moscou, Langley,4 Berlin, Londres, Paris, Tokyo et Beijing, lorsqu’à travers les craquements et les parasites d’une transmission à l’agonie, une voix aiguë, hachée et visqueuse brame à tire larigots: «…avez entendu, microbe…? t’as entendu, virus? Je veux avoir ça dan… ça tout de suite… …out-de-sui-te!!! Et les perdus qui ont fait ça… morts, ils sont mor… vous… vous me… é-cor-chez!!! Tu me fais… …refait la liais… non?» Coup de feu. «Toi, tu me… qu’est-ce que j’ai dit?! Voilà, mainte… …montres le silo 4 avec les… voilà, fait voir le comm… le co… j’ai dit, tu m’ente… oui… déclenche-moi… …clenche-moi les charge… entends? mainte…» De dizaines d’yeux écarquillés se tournent vers la parois derrière laquelle sont censés s’activer les six champions de l’ombre qu’on venait d’applaudir à tout va. C’est quoi ce délire? A-t-on crié victoire trop vite?
Pratiquement pas. En fait, derrière la paroi, les cinq (entre temps un s’est endormi) s’amusent comme des fous. Leurrer est une partie essentielle de ce business très particulier. Paralyser l’effroyable réseau nucléaire en quelques minutes, contribuer ainsi grandement au succès de l’opération, toucher le gros lot, humilier le monstre invisible – tout ça ne leur suffit pas. Alors, pour boucler la boucle et pour la bonne bouche, ils choisissent de se payer la tête même du SABRE, c’est-à-dire leur propre employeur! Car si les braillements que l’on entend sous la coupole au point de faire péter les haut-parleurs sortent bien de la gorge cathodique de l’ŒIL, cela ne veut point dire que ses tentatives désespérées de redevenir opérationnel valent quelque chose. Les braves corsaires se payent le luxe de faire croire – et à l’ ŒIL et au Service – que le fonctionnement du système informatique ciblé peut encore être remis en état par l’ennemi. En réalité, il était mort de la plus belle des morts possibles quelques minutes auparavant. Chaque image ou son qu’ils autorisent à faire voir ou entendre des deux côtés n’est qu’un enchaînement d’illusions. Les cinq plus un samouraïs-lurons sont effectivement et définitivement maîtres du jeu. Il faut l’irruption de W – tout rouge et hors de lui – dans leur cocon autarcique pour mettre fin au canular.
La géhenne des grands jours
La meilleure preuve est ce qui subit réellement le QG. Il y a déjà le dévastateur effet triangulaire provoqué, d’un côté, par l’ankylose informatique dont l’impact moral est désastreux, d’un autre côté par les gigantesques molécules savonneuses qui étouffent de plus en plus la station, et enfin par l’attaque subite du commando qui terrorise le personnel non militarisé. À tout cela s’ajoute – cerise sur le gâteau – le… cadeau inattendu de O! Six charges explosives prédisposées à différentes profondeurs et distances autour de l’île Bouvet, sont actionnées en cascade à partir de 05h32’48”. Comme ces charges sont orientées vers la même cible, les ondes de choc des explosions se rencontrent et touchent l’île (aussi bien que la station voisine) à 05h47’12” précises. La vision est dantesque. Les structures en acier se tordent, grincent, miaulent, des boulons sautent, des soudures pètent, des poutrelles plient, des passerelles cassent, des vitrages se brisent, des parois s’écroulent, des câbles tombent, des récipients explosent, des feux éclatent, des sirènes hurlent. Des gens se jettent par dessus les balustrades (25 m plus bas l’eau est à 6°C) tandis que des vigiles n’hésitent pas un instant pour les tirer comme des cailles. L’ensemble tient encore, mais les ravages dépassent les attentes des uns (qui s’affolent) et des autres (qui exultent). Au Service, la comédie de tout à l’heure est déjà oubliée et l’on s’offre au complet le luxe de savourer les images transmises par les caméras. Au QG de l’ ŒIL c’est carrément la géhenne des grands jours.
Pendant ce temps, les treize du commando progressent: qui seul, qui par groupes de deux. ∞8 a deux ombres: la sienne et Moonna. Les nageurs du TMR italien et les tireurs du Mossad israélien prennent des positions stratégiques d’où ils jouent au paintball
5létal. Le score est 104 à 2 si l’on ajoute les victimes de l’imprécision notoire de plusieurs gardiens, en tant qu’autogoals à la rubrique succès, et le hors-jeu de Ross à la rubrique pertes. Démarre par conséquent la phase 6.
Les renseignements préalables à disposition pour l’équipe sur l’organisation des locaux, le fonctionnement des installations et les divers codes utilisés sont en partie inutiles suite au désastre produit par le mini-tremblement de terre sous l’effet conjugué des ondes de choc. La progression se fait donc plutôt à vue et à l’instinct, dans un environnement très différent de celui présenté aux entraînements. En fin de compte, entre le désavantage d’un besoin accru de vigilance pour cause de décor modifié et l’avantage créé par la déroute dans laquelle est plongé le QG et ses occupants, les treize s’en sortent gagnants.
Pas tous cependant, et pas tout à fait. Avec 85 ennemis restants – les quatre mercenaires fonctionnant à plein régime et à vrai dire l’acteur n’étant non plus à la traîne – le compteur tourne en leur faveur. N’empêche, le bilan des pertes dans leurs rangs commence à se faire sentir, et il ne s’agit pas des blessés. Mais dans le fond, puisque le souci du cluster (hors service) n’est plus désormais un, quels sont encore leurs objectifs? Il y en a trois. Premièrement, annihiler le réseau de secours qui permet à l’ennemi de passer in extremis de brefs ordres codés directement aux responsables situés sur chaque site nucléaire. Le problème est que les algorithmes utilisés combinent des paramètres et des ressources propres à plusieurs domaines, ce qui met à l’épreuve les compétences réunies de toute l’équipe du CERN. De surcroît, ces gens doivent se débrouiller sans Ross. D’une part. D’autre part, la mise hors circuit de ce réseau secondaire doit être assurée et certifiée concrètement comme physiquement, ce dont s’occupe le IT du SABRE. Deuxièmement, s’assurer que nul autre source de risque potentiel important et d’aucune nature subsiste dans la station, ou peut y être commandée. C’est le rôle de ∞8 et de Moonna. Troisièmement, si possible neutraliser le dieu succédané et ses sbires en essayant d’épargner les sujets captifs. Cette tâche revient aussi à ∞8, épaulé par les hommes du Mossad et du TMR, qui s’occupent parallèlement de protéger toute l’équipe. Guider les uns et les autres aux divers emplacements est du devoir de la transfuge de l’ŒIL et sa charge se révèle plus compliquée depuis que la configuration des lieux a complètement changé après les chocs encaissés par le QG.
En conséquence, le bilan des pertes commence à peser, puisque l’équipe de Kamil vient justement de perdre deux membres supplémentaires: l’astrophysicienne et la climatologue. Le peu de temps à disposition pour préparer ces chercheurs à la sauvagerie qui se déroule en est la principale et triste cause. Ils sont retrouvés gisant non loin l’un de l’autre, enchevêtrés dans la ferraille tordue et les débris de toute nature, rictus de surprise sur leurs visages, mais sans aucune blessure apparente. Ce qui se passe est en effet particulièrement étrange, remarquent à l’unisson les cinq hommes d’armes: le plus grand danger semble ne pas venir des 25 gardiens (au fait plus que 18), qui en réalité ont prouvé ne pas être très bons ni au tir, ni au combat rapproché, mais de toutes autres… choses. Par moments, on aperçoit en effet, comme des flashes, de petites ombres noires qui disparaissent aussitôt. Des singes? Hmm, non… Il faut toute l’expérience et la ruse de l’acteur pour percer le mystère, de même que… une de ces créatures, et il lui faut aussi puiser au plus profond de ses connaissances d’anthropologie pour enfin identifier ces combattants apparemment redoutables: des sentinelles!6
Il passe le mot: ce sont de féroces chasseurs-guetteurs-nés, armés uniquement de leur petite taille, d’une agilité de ouistiti, d’un savoir-se-cacher unique et de leurs minuscules sarbacanes, qui crachent d’atroces mouches-tigres, évidemment vivantes et affamées pour l’occasion. Dès lors que le principal ennemi est connu, les trois objectifs sont mis entre parenthèses au profit d’un quatrième, subitement devenu prioritaire: s’en débarrasser sans délai. Mais où les trouver? Combien seraient-ils? Les consignent se transmettent vite parmi les onze. La transfuge, ∞8, un tireur et un nageur s’occupent des sentinelles, tous les autres se mettent à l’abri; l’autre tireur et l’autre nageur assurent. Il est 05h52’14”. L’impitoyable chrono signale -00j09h18’43”, et ça canarde de partout, même dans le vide. Les combinaisons en tri-sandwich néoprène-téflon-kevlar encaissent bien, que ce soit les tirs directs ou les balles perdues, voire celles ricochées. Tapi sous un amas de tôles, la visière collée à sa lunette, immobile, un nageur lâche entre les dents, dépité: «Un reale casino!7» Et pan! Et pan! Et voilà: et deux gardiens de moins.
C’est par un gros conduit horizontal désaffecté – parcours si pénible mais en tout cas plus sûr – que la transfuge se propose de mener les autres éclaireurs vers l’endroit où elle flaire les sentinelles. Ramper en silence, tel une larve, le long de ce tube qui est seulement un chouïa plus large que le gabarit habituel d’un homme normal, est déjà passablement compliqué. Là, en plus, l’on est emmailloté dans ces harnais, l’air est rare, des bestioles partout, des toiles d’araignées collantes et que l’on traîne avec, de la suie, des pointes de tôle tordue qu’il vaut mieux éviter. L’on comprend que c’est à déconseiller aux personnes sensibles, dont la guide elle-même, qui perd connaissance à peine quelques mètres avant la sortie. Pour tout couronner donc, ∞8, qui la suit, doit à présent faire avec, et la pousser tant bien que mal jusqu’au point de chute. La phase 6 s’annonce encore plus complexe que la précédente mais bon, ils arrivent enfin au bout.
La femme tombe comme un sac de patates. Son choix s’avère juste: accroupis dans une cage, quatre petits bonhommes à poil (torchons cache-sexe exceptés) semblent attendre leur tour. Pas de chance pour autant: c’est aussi son ultime choix, car le bruit de sa chute les fait bondir et accueillir les intrus – dont la guide – par leurs mouches mortelles. Avec des feintes habiles, l’acteur, l’Italien et le Mossad parviennent à éviter les points sensibles de leurs combinaisons. Ils trompent la première salve meurtrière. En revanche, le vigile gardant les sentinelles tombe à la deuxième, piqué par erreur. L’échange qui suit est bref: il faut plus de temps aux primitifs – nus – pour charger les sarbacanes, qu’aux éclaireurs pour dégainer et tirer, sans parler de leurs moyens de protection. Une fois l’endroit complètement sécurisé, retour au groupe par un autre chemin, évidemment.
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La femme tombe comme un sac de patates. Son choix s’avère juste: accroupis dans une cage, quatre petits bonhommes à poil (torchons cache-sexe exceptés) semblent attendre leur tour. Pas de chance pour autant: c’est aussi son ultime choix, car le bruit de sa chute les fait bondir et accueillir les intrus – dont la guide – par leurs mouches mortelles. Avec des feintes habiles, l’acteur, l’Italien et le Mossad parviennent à éviter les points sensibles de leurs combinaisons. Ils trompent la première salve meurtrière. En revanche, le vigile gardant les sentinelles tombe à la deuxième, piqué par erreur. L’échange qui suit est bref: il faut plus de temps aux primitifs – nus – pour charger les sarbacanes, qu’aux éclaireurs pour dégainer et tirer, sans parler de leurs moyens de protection. Une fois l’endroit complètement sécurisé, retour au groupe par un autre chemin, évidemment.
- Spécialiste pouvant intervenir dans différents domaines de l’informatique.
- Abréviation anglaise de l’expression Denial of Service Attack (ou attaque par déni de service) qui désigne un assaut informatique ayant pour but de rendre indisponible un service ou d’empêcher ses utilisateurs légitimes de l’utiliser.
- Ce terme anglais (qui peut être traduit comme grappe de serveurs) se réfère à un réseau de plusieurs dizaines ou centaines de milliers, voire millions ordinateurs indépendants appelés nœuds, reliés pour une gestion rapide et globale des informations.
- Territoire situé dans l’état de Virginie, aux États-Unis, où se situe le siège de la CIA.
- Jeu ou sport dans lequel les joueurs éliminent leurs adversaires en les touchant avec des billes de peinture lancées par des marqueurs généralement actionnés par air comprimé ou par CO2.
- Nom donné aux membre d’une communauté d’environ 200 Négritos, extrêmement hostiles, vivant coupés du monde sur l’île de North Sentinel, dans archipel Andaman, qui fait partie de l’Inde.
- «Un vrai bordel!» (it.)