Plan B
En réalité augmentée,1 l’état affiché dans les visières est plutôt bon. D’une part la cible: effectif initial total 155, dont effectif total en mouvement 154, dont avec armes 25, sans armes 122, extra 7 (les sentinelles); entité stable 1; effectif total hors état de nuire 73, dont effectif total en mouvement 73, dont avec armes 11, sans armes 56, extra 6 (les sentinelles); solde actif total 82, dont en mouvement 81, dont avec armes 14, sans armes 66, extra 1 (les sentinelles); solde stable 1. À présent d’autre part l’unité: effectif initial total 15, dont effectif total en mouvement 15, dont avec armes 6, sans armes 9; effectif total hors état de nuire 4, dont effectif total en mouvement 0, dont avec armes 0, sans armes 4; solde actif total 11, dont en mouvement 11, dont avec armes 6, sans armes 5. Pas mal en effet, néanmoins, c’est le compte à rebours qui fait le plus souci, puisqu’il ne reste que -00j09h06’04” jusqu’à l’échéance, alors que la partie n’est de loin pas finie. Et tandis que les trois éclaireurs rejoignent leur groupe, le compteur n’arrête de tourner. Cible: … solde actif total avec armes 12, sans armes 65… Unité: …solde actif total 9, dont en mouvement 9, dont avec armes 5, sans armes 4. Un Italien est touché au cou, le IT à la nuque. Il devient clair désormais que poursuivre le plan initial n’est malheureusement plus possible. C’est ∞8 qui transmet immédiatement l’information au Service.
Le plan B est beaucoup plus sommaire, direct et, en fin de compte, radical, dévastateur. En résumé, il porte sur la paralysie accélérée in situ2 de tout moyen portatif capable de faire circuler des données, codées ou non. En d’autres termes, plus aucun des trois objectifs d’origine ne peut être atteint. Cela veut encore dire que, ipso facto,3 ces trois objectifs sont tous fondus en un seul: la destruction complète de la station, de ses équipements et du personnel. Épargner les captifs non armés devient dès lors impossible. La mise en œuvre de cette option comporte deux volets successifs et impératifs: l’action sur place (extermination de toute forme de vie) doit être suivie par l’action extérieure, par l’air (anéantissement de toute structure inerte).
«Plan B. Phase 1. Go!». Les neuf passent en mode ‘terminateur’. Pour changer de méthode, ils changent de moyens. Armes classiques rangées, les mini lances-flammes à polyéthylbenzène-nanothermite sont distribuées et chargées. C’est le moment pour mettre à pleine épreuve les réserves de dioxygène-diazote. À un contre huit, la situation rappelle dans les grandes lignes la bataille qui avait eu lieu à Milan pas si longtemps en arrière, ou celle de tout à l’heure, dans le ciel, avec à peu près le même résultat: préparation, équipement d’attaque plus système de protection font la différence. C’est l’hécatombe dans les rangs ennemis. L’affichage dans les visières ressemble à celui des compteurs de machines à sous: actifs 68, 56, 44, 35, 21… Hélas, l’équipe se réduit aussi: le physicien nucléaire, Kamil, le IT, le second nageur (touché par une mouche) et un tireur tombent. Dévastée, prostrée, Moonna n’arrive pas à pleurer. Les trois autres survivants s’accordent un instant de répit, chacun dans son coin.
La tension est à son comble à la centrale, particulièrement sous la coupole du SABRE. Bien qu’un tel plan B ait été analysé sous toutes les coutures et qu’il ait obtenu sans aucune remarque les autorisations nécessaires, sa mise en œuvre est une première. L’impact sur l’environnement et les dommages collatéraux n’ont pu être vérifiés, donc à plus forte raison les retombées politiques. Cela sans faire mention du sort qui serait réservé aux rescapés de l’unité sur place…
…où l’Holocalypse reprend. 17, 9, 4… On touche au but! Mais le géophysicien doit recharger. Pour ça, il pivote. Une rrrrrrafale le fauche. Aaaahhh! Tout repose à présent sur un trio. Coup d’œil vers le coin où est… Moonna… pas là! Le Mossad? Où est-il? Faut la retrouve… sauver… où est… seul… meille… mmais… pas bouge… jambe lourd… qu’est-ce…gaz?… peut plus… aaahhh…
…et il tourne, il tourne toujours, le compte à rebours…
Moins de neuf heures jusqu’à l’échéance, plus exactement -00j08h54’57” car il est bien 06h14’00” UTC. Le soleil monte sur l’océan à travers une flopée de cumulus diaphanes tels de gigantesques flocons de neige, tandis que le désarroi descend sur le Service parmi une foule de spécialistes tendus tels les immenses ressorts d’un ascenseur sous charge. Le reste de ces deux tableaux se ressemble plus ou moins. D’une part un cimetière flottant, d’autre part un ramassis de feuilles de papier, de gobelets de café, de journaux, de bouteilles en PET. D’un côté un enchevêtrement saisissant de poutrelles, passerelles et parois, de l’autre côté un désordre pathétique de consoles, écrans et meubles. À la fin, un constat terrifiant: aucun signal du Mossad, de Moonna et – notamment – de l’acteur. Pourtant rien de plus normal: l’Israélien est DAC, c’est-à dire qu’il est mort écrasé par une colonne d’acier; Moonna et son chéri sont dans le noir. La langue italienne a une très belle expression pour nommer une certaine variété de granite: nero assoluto. Noir absolu. Les deux sont désormais dans le noir le plus absolu que l’homme peut créer.
Ce qui d’une certaine façon échappe aux services de renseignement, c’est que la station ne flotte pas. Sa structure émergée a bien une base, forcément immergée et même d’avantage, puisque cette fondation est profondément ancrée dans le sol sablonneux. Les deux derniers membres vivants du commando sont enfermés trente mètres en dessous de la surface de l’eau, vingt mètres sous le fonds marin.
Pas un son ni un atome de lumière, aucune odeur. Comme dans le vide astral, ici les sens sont vains. Par chance, la visière est relevée, il serait donc possible d’apprécier l’espace environnant par l’écho. «Allô! Moonna.» Aucune réponse. «Allô! Moonna. Allô! Moonna» répond l’écho. Difficile d’apprécier. ∞8 refait l’essai. Peut-être une pièce d’une centaine de mètres carrés. Peut-être cinq mètres de haut. Peut-être. Un immense caisson vide, en béton? En métal? Mais à la fin, quelle importance! Reste à ménager une pensée pieuse pour Q car – génie oblige – parmi d’autres performances époustouflantes, son fameux nanoprocesseur peut aussi modifier le cybome de sorte à se mettre de lui-même en circuit fermé avec les divers instruments et dispositifs embarqués. D’abord l’heure. 13h 23’ 08” UTC. Incroyable: cela fait plus de sept heures d’état inconscient! Drogué? Bref… Ensuite explorer. Ah! Inutile. Son corps est bloqué par – semble-t-il – un champ électrostatique qui exclut le moindre geste. Savoir de quoi sont faits le plancher, les parois et le plafond de sa prison s’avère impossible. D’ailleurs l’impression est de planer, d’être suspendu dans l’air. Aucune transmission ne passe, aucun échange ondulatoire avec l’extérieur, le black-out complet. Il se voit 100% inopérant, à peine deux heures avant… la… Reconsidérer est impératif. En vain. Rageant. Tout serait vraiment perdu?
Au-delà des mythes et de l’imaginaire public, n’importe quel espion reste à jamais un être humain. Même si sa constitution physique et mentale est poussée au superlatif, il garde des vertus et des carences, des atouts et des points faibles, qui sait? des espoirs, des regrets, des doutes. Le fait est que dans de tels instants, le passé revient en fanfare. Comme au seuil du trépas, des flashes étonnants se croisent.
Flash: le climat insoutenable avant la saisie de Rodriguez Orejuela.4 Flash: le délire de la foule s’approchant de la Pierre noire à la Mecque. Flash: la main de son oncle à la section des vétérans de l’hôpital Carlos van Buren de Valparaiso. Flash: le stress marquant sa première nuit avec Anne-Élise à Göteborg. Flash: les sirènes d’Oslo à l’explosion du dernier bombardier ennemi. Flash: le rire franc du Président français sur les Champs-Élysée. Flash: l’étrange sensation à la remise de son Glock par W (quel type!…) Flash: la cravate à fleurs de son maître de thèse lors de sa soutenance à Porto. Flash: la blague avec les deux blondes séparées par une rivière. Flash: la nervosité au moment de l’assaut final contre le MORPIONEX.5 Flash: le refrain du garçon traversant les dunes de Socotra, au Yémen.
L’échec a le goût du sable
∞8 est sur le point de s’assoupir quand soudain une lumière l’aveugle. L’iris humain a besoin d’un minimum de temps pour suivre le changement de la luminosité ambiante, mais ici on passe brusquement du noir absolu à l’autre extrême, soit de 0 lux à un éclairement de 106 lux. Un tel saut peut faire un homme vomir. Ou carrément l’aveugler. Mais pas l’acteur. Sauf que ce qu’il découvre par la fente des yeux est très loin de ses calculs: une pièce, une salle, une boîte plutôt, un espace vide carré, plus grand qu’un terrain de base-ball et plus haut qu’un terrain de basket.
6L’espace est tellement inerte, éclairé, grand, nu, ses surfaces sont tellement blanches, lisses, qu’il peine à situer les bords, les angles, les matériaux. La vue, l’ouïe, l’odorat restent donc superflus, car il ne sent ni entend toujours rien, à part le sifflement dans ses oreilles. Avec l’effet de sustention, l’impression est de se trouver dans une autre dimension.
-00j00h56’13”! (“Hallucinant. C’est fini… Il est fort cet abruti, fort, fort. Plus fort que nous, que moi.”) Pour la première fois, le plus prodigieux des espions sur Terre est tenté – si ce n’est: obligé – de respecter l’adversaire auquel il est opposé. Pour la première fois, il n’est pas du côté de la victoire, alors pourquoi la forcer? Pour la première et peut-être dernière fois de sa vie, disparaître semble l’arranger. Ne plus exister. Mourir et laisser vivre Moonna, si seulement… Tout ce que l’équipe a réussi ces dernières neuf heures durant, avec toutes les pertes déplorées, lui semble dérisoire. Il a honte. L’échec a le goût du sable. Et encore… Qui parlait de temps biologique et psychologique? Il ne se rappelle plus. Ce qui compte pour lui maintenant c’est le temps eschatologique, car il se sent déjà derrière le temps. Mais même ce temps-là, il a de la peine à se concrétiser, il traîne, il traîne…
Chiche! Quelque part en dessous, une portion du grand blanc passe imperceptiblement au gris. Non-non, il ne rêve pas: une grande ouverture se dessine au sol, un genre de trappe par laquelle monte (“…mais… comment ça? en plus il y a encore un sous-sol?! …”)… en effet remonte Moonna, elle-même (“Ooohhh!… Ouf… Moonna!…”), dans un splendide négligé vaporeux (“…cccomment…d’où sort-elle… ce…?!”). Non, il ne rêve pas, pourtant il s’y croirait presque, à ce point cela semble irréel. Une fois le sol redevenu blanc sous ses pieds mignons et nus, ce qui s’avance là, très lentement, fragile et léthargique (“elle est certainement aussi droguée, la pauvre!…quel chacal!”), c’est l’icône même de la femme, la déesse de la beauté dans toute sa pureté et tout son éclat. Elle est Vénus-Aphrodite,7 Pallas-Athènes-Minerve,8 Nike-Victoria,9 Hélène de Troie,10 Maria Sharapova11 réunies pour être battues à plate couture, sauf qu’elle à l’air hypnotisé. Les yeux grands ouverts, sa démarche est rigide. Elle se déplace tel un robot démineur puis se fige. Il enrage, tente un mouvement, un autre: son corps est verrouillé. Il voudrait crier. À quoi bon?… Si seulement il pouvait hurler par dépit. La fin du holocène est (en théorie) dans cinquante minutes, Moonna est – disons – une statue (encore) vivante, tandis que lui est perché là, soutenu par une impondérabilité calculée, dans sa combinaison sophistiquée et pour cause devenue ridicule, tel un quartier de bœuf dans le crochet d’un boucher. Franchement, l’opprobre universel serait un soulagement.
Puis tout à coup ∞8 croit entendre des tonalités, comme des voix… extrêmement faibles pourtant… et puis il lui semble… quelque chose se met a bouger… et ce n’est pas Moonna, elle est toujours prostrée là, au milieu… les sons augmentent… ce sont bien des voix… et ce qui bouge ce n’est pas sa déesse, et il n’y a rien et personne d’autre dans ce local… c’est bien lui qui bouge!… et les voix sont plus distinctes… les sons s’amplifient, c’est un chant… et lui sent qu’il descend lentement, le verrouillage se desserre peu à peu… comme la force d’un aimant qui s’essouffle… oui-oui, c’est bien un chant… c’est un chœur… Agnus Dei… qui tollis peccata mundi… miserere nobis… Agnus Dei qui tollis peccata mundi… dona nobis pacem12 …et il touche enfin le sol. (“Moonna d’abord!”) mais il est stoppé dans son élan par le chant qui inonde l’espace comme un liquide qui remplit un vase, alors qu’en haut l’air devient légèrement trouble. Ce n’est pas exactement de la vapeur, non, non, ni un nuage (on est à l’intérieur!), ni une fumée, c’est… impossible à dire ce que c’est, pour certes ce n’est pas rien… cela rappelle plutôt un hologramme, serait-ce possible?! Il se rassure vite: ici absolument tout est possible.
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Puis tout à coup ∞8 croit entendre des tonalités, comme des voix… extrêmement faibles pourtant… et puis il lui semble… quelque chose se met a bouger… et ce n’est pas Moonna, elle est toujours prostrée là, au milieu… les sons augmentent… ce sont bien des voix… et ce qui bouge ce n’est pas sa déesse, et il n’y a rien et personne d’autre dans ce local… c’est bien lui qui bouge!… et les voix sont plus distinctes… les sons s’amplifient, c’est un chant… et lui sent qu’il descend lentement, le verrouillage se desserre peu à peu… comme la force d’un aimant qui s’essouffle… oui-oui, c’est bien un chant… c’est un chœur… Agnus Dei… qui tollis peccata mundi… miserere nobis… Agnus Dei qui tollis peccata mundi… dona nobis pacem13 …et il touche enfin le sol. (“Moonna d’abord!”) mais il est stoppé dans son élan par le chant qui inonde l’espace comme un liquide qui remplit un vase, alors qu’en haut l’air devient légèrement trouble. Ce n’est pas exactement de la vapeur, non, non, ni un nuage (on est à l’intérieur!), ni une fumée, c’est… impossible à dire ce que c’est, pour certes ce n’est pas rien… cela rappelle plutôt un hologramme, serait-ce possible?! Il se rassure vite: ici absolument tout est possible.
- Technique de superposition en temps réel d’informations ou d’un modèle virtuel à la perception naturelle de la réalité.
- Sur place, en ce lieu même (lat.)
- Par ce fait-là même, de manière intrinsèque (lat.)
- Trafiquant de drogue colombien (1943 -), cofondateur du cartel de Cali.
- Abréviation de MORPION et rEX: le titre donné au chef de l’organisation MORPION.
- Soit apparemment une surface d’environ 1000 m2 et une hauteur d’environ 10 m.
- Dans la mythologie gréco-romaine, déesse de la beauté.
- Idem, déesse de la sagesse.
- Idem, déesse de la victoire.
- Idem, fille du dieu suprême Zeus et de la mortelle Léda, reine de Sparte. Tenue pour la plus belle femme sur Terre, elle fut à l’origine de la guerre de Troie.
- Joueuse de tennis russe (1987 -)
- Agneau de Dieu, toi qui enlèves les pêchés du monde, aies pitié de nous, Agneau de Dieu, toi qui enlèves les pêchés du monde, donne nous la paix. (lat., liturgie catholique et protestante)
- Agneau de Dieu, toi qui enlèves les pêchés du monde, aies pitié de nous, Agneau de Dieu, toi qui enlèves les pêchés du monde, donne nous la paix. (lat., liturgie catholique et protestante)