L’ŒIL et le SABRE (13/15)

Catégorie: Fiction
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Tout serait vrai­ment perdu?

W est dans tous ses états. L’immense écran d’affichage a beau mon­trer cible 4, uni­té 2+¹ (les indices supé­rieurs mon­trant les élé­ments hors com­bat, non éli­mi­nés), par contre toutes les hor­loges murales indiquent la même chose: 14h23’07”. Les chro­nos aus­si: -00j00h44’40”. Quand quelqu’un de constam­ment plat, sec, car­ré comme W est confron­té à une situa­tion limite, dans la plu­part des cas pour lui cela ne fait que la rendre encore plus com­plexe, puisque ce n’est qu’en oubliant les car­cans du pro­blème, qui sou­vent gèlent la rai­son, ce n’est qu’en s’évadant donc du contexte que l’on a une chance d’avancer. Dans ces moments-là, il faut libé­rer au maxi­mum l’esprit, faire appel à beau­coup de fan­tai­sie, si ce n’est à la folie créa­trice, écha­fau­der les scé­na­rios les plus extra­va­gants, pous­ser la fic­tion dans ses der­niers retran­che­ments en espé­rant qu’ainsi vidé de toute contrainte, jailli­ra enfin la solu­tion miracle.

Aux côtés de W, le Direc­teur des ser­vices de ren­sei­gne­ments n’est pas mieux armé pour la trou­ver. Au fait, per­sonne de l’équipe de sou­tien – en comp­tant T, O et Al – n’est en mesure de com­prendre ce qui est exac­te­ment arri­vé à l’acteur. Pour cette rai­son, per­sonne n’a une quel­conque pro­po­si­tion en rem­pla­ce­ment de la deuxième phase du plan B, immi­nente et par consé­quent pos­si­ble­ment fatale pour lui.

Le pano­ra­ma sous la cou­pole n’est qu’à l’image du pay­sage men­tal qui meuble l’esprit de tout ce monde, pour­tant calé en la matière. Un visi­teur se croi­rait dans une décharge publique et alors que depuis des années fumer est stric­te­ment inter­dit à l’intérieur aus­si que près des édi­fices, à pré­sent la plu­part de ces gens chargent une clope après l’autre, s’ils ne s’oublient pas mégot au coin de la bouche. Pareil pour Red­bull, café, bouffe et aus­si bibine, pro­ba­ble­ment tapie dans les casiers. Cli­ma­ti­sa­tion satu­rée, fumée, cha­leur, déchets, odeurs, désordre, vacarme: une tan­ne­rie du XIXe siècle serait un lieu plus sain.

Ici aus­si on semble avoir négli­gé les pro­grès réels de ces toutes der­nières heures, obte­nus grâce notam­ment à l’excellence des six samou­raïs mais en même temps à celle de l’équipe sur place. La réa­li­té est cepen­dant un peu dif­fé­rente. D’une part, elle ren­seigne dans une large mesure sur l’ambiance délé­tère qui y règne. D’autre part, elle s’explique par la conjonc­tion impé­ra­tive des deux volets du plan en cours. En clair, l’absence de cer­ti­tude abso­lue que tout élé­ment humain, ani­mal, végé­tal et miné­ral n’ayant pas été réduit à néant, auto­ri­se­rait à n’importe quel moment une action à dis­tance depuis le centre vers les silos nucléaires. C’est donc bien le spectre de cette éven­tua­li­té qui est source du niveau de ten­sion jamais atteint aus­si bien par l’homme du ter­rain que par l’effectif du Ser­vice. Cette ter­rible appré­hen­sion vise évi­dem­ment et peut-être en pre­mière ins­tance l’ŒIL même. Chance colos­sale, l’architecture radiale du sys­tème mis en place par le monstre ne per­met pas aux dif­fé­rents points de son réseau un fonc­tion­ne­ment auto­nome, c’est à dire qu’une fois le cer­veau cen­tral liqui­dé, la catas­trophe l’est aussi.

Dans toute his­toire, aus­si incroyable soit-elle, il existe tou­jours un point – ou un moment – char­nière. Ain­si va la vie et le monde, et ceci vaut aus­si pour les agents. Dans cette affaire, il se place dans la caverne d’Ali Baba, où les fidèles font preuve de bien plus de sang-froid, de res­sources tech­niques, psy­cho­lo­giques et de savoir-faire pour parer à de telles situa­tions que les ins­ti­tu­tions les mieux dotées au monde. En clair, ils ne l’ont jamais per­du de vue pour ain­si dire, ce qui signi­fie que même situés à une dis­tance de plus de 11000 km, ils sont bien pré­sents dans l’espace de la boîte blanche.

On ne vit que de foi

Pen­dant tout ce temps, ce qui semble tenir d’un holo­gramme s’accentue, tend à se rap­pro­cher. ∞8 com­mence à devi­ner plu­tôt et d’abord une espèce de sil­houette… qui prend len­te­ment du volume… flotte, tourne dans l’air… on dis­tingue à peine… elle parait aus­si blanche ou plu­tôt semi-trans­pa­rente, comme du petit-lait. Ensuite il voit que cette forme est en posi­tion de lotus, sauf que les jambes ne sont pas croi­sées, mais les deux pieds se fondent l’un dans l’autre. Fina­le­ment l’hologramme se fige à quelques mètres de là et dans ce cocon bru­meux se dis­tingue une créa­ture clai­re­ment pas créée par le Créa­teur, croi­se­ment entre quelque chose qui res­semble à un énorme cra­paud albi­nos et un afri­cain sûre­ment her­ma­phro­dite, plus albi­nos encore: peau, tis­sus, poils, iris, même les pupilles – tout est blanc comme du papier blan­chi sans clore. Un micro cana­ri blanc picore affec­tueu­se­ment son crâne. (“C’est donc vrai!”) La forme est en train d’éructer des bor­bo­rygmes appa­rem­ment inco­hé­rents, pen­dant qu’elle mâchonne sans arrêt des maca­rons – blancs – qu’elle râtelle d’un air absent depuis une espèce d’auge en por­ce­laine. (“Donc c’est vrai aus­si!”) Dans sa main droite il tient comme une espèce d’étrange bâton, qu’on dirait un sceptre en cris­tal. Un iris blanc tourne dans tous les sens au milieu d’un immense œil base­do­wien logé au milieu du… front, dirions-nous. En ajou­tant la magni­fi­cence de ‹L’Homme armé›1 qui occupe main­te­nant l’air, l’ensemble est à gla­cer le sang d’un rep­tile. Pour­tant, ce qui vrai­ment fige – pour un ins­tant seule­ment – la cir­cu­la­tion san­guine de l’acteur, c’est une tout autre décou­verte: dans le mag­ma vapo­reux qui se dis­sipe, en réa­li­té se des­sine une espèce de… forme humaine… de femme…ça a l’air vague­ment fami­lier… (“Mmais… c’est… mais c’est Blanche-Beige!!!”).

En effet, mais plu­tôt genre Cat­wo­man,2 avec un peu d’indulgence cepen­dant, puisque le gros mol­lusque dont elle se tient fiè­re­ment aux côtés ne sau­rait être Bat­man.3 Encore moins Prince-Bar­bant. Toute de blanc vêtue dans sa com­bi­nai­son mou­lée en latex qui réveille­rait tou­jours un eunuque, cri­nière blanche cette fois, elle affiche la pose mar­tiale d’un chef d’armée. Les deux tomates-cerises bougent à peine pour lâcher dans l’air un petit bai­ser moqueur qu’elle souffle lan­gou­reu­se­ment en direc­tion de l’acteur. Qui, lui, reprend vite ses esprits, au moment où le mol­lusque lai­teux semble vou­loir s’exprimer mais se ravise aus­si­tôt et, levant mol­le­ment l’avant-bras (l’avant-patte?), lance un petit geste vers… semble-t-il per­sonne et nulle part, sauf qu’à l’instant la Blanche-Beige en latex tombe, fau­chée par une rafale venue de nulle part! (“Ça encore c’est la meilleure! Dom­mage, c’est une vrai perte.”) L’avant-patte des­cend tout aus­si mol­le­ment et l’énorme gre­nouille albi­nos éructe enfin: «Je ne tolère pas les erreurs. Une telle orga­ni­sa­tion ne sau­rait être bâtie sur des erreurs. Vrai­ment déso­lé pour vous, mais je suis cer­tain que vous com­pre­nez ma démarche. D’ailleurs je crois que notre Loli­ta Bloom sera beau­coup plus appré­ciée là-bas, ah, ah, ah, n’est-ce pas?» Une mimique un brin légère de l’acteur, en signe de ‘c’est toi qui sais‘ et, du coup, une pen­sée se pro­file. (“Tout n’est peut-être pas si noir!…”) Il sou­rit à peine. (“…si blanc.”) «Cela vous amuse?! Très bien, car ce qui sui­vra ne sera plus tout aus­si comique, mon cher.» La réponse de ∞8 est toute pré­pa­rée, mais l’hybride lai­teux, d’un petit geste de sa patte, lui fait signe de se taire. Les choses sérieuses semblent commencer.

«Ce n’est pas don­né à n’importe qui de connaître mon appa­rence» arti­cule-t-il par sa voix las­cive de robot émas­cu­lé «mais comme la faveur de côtoyer un acteur du SABRE ne m’est pas don­née tous les jours, c’est juste non? Vous et vos confrères vous vous dites ‘acteurs’.» s’esclaffe avec volup­té la vapeur blanche. «…» Et il conti­nue de bagou­ler, cette fois d’un ton réflé­chi: «Bien. Je regrette beau­coup à l’idée que vous vous ennuie­rez ferme là où mon fidèle Façons vous enver­ra tout à l’heure, et j’espère vive­ment que vous arri­ve­rez à trou­ver quelques occu­pa­tions à votre mesure, alors je me dis qu’avant de vous sou­la­ger défi­ni­ti­ve­ment de tous vos sou­cis quo­ti­diens, que vous devez sup­por­ter à cause de votre pro­fes­sion de foi, et pour embel­lir vos der­nières minutes de vie sur cette terre…» «On ne vit que de foi, vous savez?» Inter­lo­qué, le mol­lusque arrête un ins­tant son dis­cours. Pas vrai­ment habi­tué à être inter­rom­pu, il est ouver­te­ment contra­rié. «Vous disiez?» «On ne vit… non, rien.» «Bien alors. Vous pour­riez donc jouir aus­si du pri­vi­lège de me connaître, à l’image de votre illustre et regret­té col­lègue Ω69 et même de ∂4, la femme aux pis­to­lets en or rose… ah, ah, ah… cela dit, vous êtes vrai­ment mal ins­pi­ré mon cher, vous savez bien que la car­rière de Blonde, alias ∞8, a tour­né court dans la car­rière de basalte dont on a extraits les pavés pour mon palais d’été,4 n’est-ce pas? Mais en plus vous êtes déli­cieu­se­ment mal éle­vé, et dans ce cas per­met­tez-moi d’introduire votre auguste entou­rage» L’œil base­do­wien cligne enfin, par pur plai­sir. «À votre gauche, je vous pré­sente Dicq, Mob­bee Dicq, que l’on ne devrait d’ailleurs plus pré­sen­ter, ensuite à votre droite, (“D’où est-ce qu’ils sont sor­tis ceux-là?!…”) pour vous ser­vir, se tient Start, Grin­go Start, enfin der­rière vous veille l’unique Façons, Mille Façons, parce que, comme je viens de vous l’annoncer (ce qui n’empêche pas qu’il est tou­jours utile de le répé­ter) lui ne vous dit jamais au revoir, en revanche il connaît mille façons pour vous dire adieu. Ah, ah, ah… Et pour ne pas m’oublier moi-même, vous pou­vez m’appeler tout sim­ple­ment Mousse, Micki Mousse. Pigé?»

La pro­phé­tie de McKin­ley5 trans­perce l’acteur: (“Lors de la plus noire défaite, la vic­toire peut être proche.”) Bin­go! «Moi j’ai très bien pigé, mon petit dodu bor­gnot, mais toi t’es pigé, par­don, pié­gé!» Pour la parole écrite, il est abso­lu­ment impos­sible de repro­duire avec un tant soit peu de réa­lisme des actions qui se suc­cèdent avec une telle rapi­di­té, que ni le regard, ni même le cer­veau ne peuvent suivre. Autant racon­ter ce qu’un pro­jec­tile décou­vri­rait tout au long de son tra­jet s’il pos­sé­dait la vue. En conclu­sion, ce qui suit se déroule le temps des cinq der­niers mots du dia­logue, alors que l’hologramme cligne las­ci­ve­ment à nou­veau et que les irré­duc­tibles Ali Baba géli­fient l’atmosphère autour. À l’intérieur de la boule d’oxygène que sa montre créé autour de lui et de Moon­na, ∞8 s’accroupit, pivote, le plas­ma digi­tal fend ses trois sen­ti­nelles engluées, fond les autres vigiles appa­rus autour et lorsqu’il se tourne pour ato­mi­ser l’albinos, plus rien. Le vide. Plus de gre­nouille, plus de petit lait, plus de fumée, plus de couï-couï, plus de maca­rons. Uni­que­ment les accords exal­tants, sublimes, du Kyrie litur­gique. Conso­la­tion: Moon­na retrouve ses esprits,  tan­dis que le comp­teur de la visière passe au vert: en pre­mière, les indi­ca­teurs lui sont net­te­ment favo­rables – cible 1, uni­té 2.

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À l’intérieur de la boule d’oxygène que sa montre créé autour de lui et de Moon­na, ∞8 s’accroupit, pivote, le plas­ma digi­tal fend ses trois sen­ti­nelles engluées, fond les autres vigiles appa­rus autour et lorsqu’il se tourne pour ato­mi­ser l’albinos, plus rien. Le vide. Plus de gre­nouille, plus de petit lait, plus de fumée, plus de couï-couï, plus de maca­rons. Uni­que­ment les accords exal­tants, sublimes, du Kyrie litur­gique. Conso­la­tion: Moon­na retrouve ses esprits,  tan­dis que le comp­teur de la visière passe au vert: en pre­mière, les indi­ca­teurs lui sont net­te­ment favo­rables – cible 1, uni­té 2.

  1. Messe de Jos­quin des Prés (1450-1521), com­po­si­teur fran­çais de la Renaissance.
  2. Per­son­nage de bande des­si­née créé en 1940.
  3. Per­son­nage de bande des­si­née créé en 1939.
  4. Même avec les moyens d’information appa­rem­ment illi­mi­tés à dis­po­si­tion, l’ŒIL ne peut savoir qu’en réa­li­té l’événement évo­qué avait été le résul­tat d’une tra­gique méprise. Par trans­phy­sio­no­mie ain­si que par erreur et mécon­nais­sance du risque, deux ans en arrière une recrue en for­ma­tion avait pris l’apparence du célèbre acteur dans le cadre d’une vaste opé­ra­tion coor­don­née (et ratée) visant la tête du réseau. Par la suite, le Ser­vice avait pro­fi­té pour faire accré­di­ter la thèse de la mort de ∞8.
  5. William McKin­ley Jr. (1843-1901), 25e pré­sident des États-Unis et 3e assassiné.
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