Pagani C12 Zonda1 contre Mowag Eagle I2
Prise en chasse, la Mowag est moins lourdaude qu’elle en a l’air. L’avantage considérable de sa masse multipliée par la vitesse fait qu’à cette heure les embouteillages de Milan lui importent peu: pour cette Eagle I, les rues et les trottoirs sont vides, ou plutôt sont comme vides. À 100 km/h, la cinq tonnes d’acier blindé devient une boule de curling qui bute, gicle, brise et broie tout ce qu’elle rencontre, mobile ou immobile. La canaille derrière le volant carbure à l’adrénaline, tandis qu’à ses côtés un complice arrose avec son M16 par les cassures de la vitre arrière. Les deux grosses Aprilia3 d’escorte complètent le feu d’artifices par des rétro tirs commandés au guidon. En revanche, pour la C12 Zonda à neuf cent mille euros qui les poursuit, slalomer à travers la jonchée de débris que sème le monstre mécanique est plus compliqué, mais elle se rattrape avec des pointes à 180 km/h. Sept véhicules des autorités font de leur mieux pour fermer ce vif cortège. Le jackpot se compose des terrasses de restaurants sur la via Dante, la fontaine Piermarini, une borne hydrante de la piazza Velasca, la statue de Marc-Aurèle, les arbres de la via Santa Sofia, les vitrines des galeries Victor Emmanuel II, la statue de saint François d’Assise, une autre borne sur le corso Europa et un certain nombre de piétons, vélos, scooters, voitures, kiosques, poteaux, étalages, gradins et barrières. Dommages collatéraux: trois voitures Alfa Roméo des carabiniers explosées, un fourgon Fiat Ducato des vigiles renversée, deux voitures Subaru de la police démolies, auxquelles il convient d’ajouter les deux Aprilia envolées comme des artésiennes. Victimes collatérales: neuf.
Le rodéo du blindé se termine dans l’étang de sa mission diplomatique après avoir percé en dernier l’enceinte électrifiée du jardin qui cerne le bâtiment. La supercar suit quelques instants après et s’incruste en son dos dans un coûteux fracas. Inutiles, les sentinelles pomponnées décampent. En dépit des chocs, les deux plus un occupants des bolides s’en sortent tant bien que mal, sauf qu’un peu secoués. Débute une partie de cache-cache agrémentée par un feu nourri à travers arbustes et buissons taillés à la française. Le complice mitrailleur est le premier à toucher le sol, touché au front. Très vite, la sécurité de l’ambassade se joint à la partie, et sous les projecteurs qui balayent l’endroit on remarque même un lance-roquettes. Mieux vaut tard que jamais, arrive la dernière Subaru, cependant les policiers qui l’occupent se tiennent à bonne distance, conformément au principe d’inviolabilité du territoire. Ci et là dans le quartier, on aperçoit des explosions, probablement dues au gaz, puis des sirènes, des cris et des appels au calme. Une régie mobile de la Rette-Quattro s’arrête derrière la Subaru. D’autres postes de télévision suivent.
À priori, seul contre une douzaine, le combat est inégal. Les tirs sont nourris, pourtant la situation tend à s’équilibrer, les extra dont l’ambassadeur a choisi de s’entourer ne ressemblant pas à des virtuoses dans la maîtrise des armes à feu. Le fait est qu’ils tombent l’un après l’autre, comme foudroyés par une grosse tapette à mouches. Reste que le lance-roquettes est toujours actif. Preuve: un premier tir maladroit embrase le troisième étage de l’immeuble locatif situé vis-à-vis. Dans l’intervalle, tapis sous un thuya, le truand de la Mowag s’emploie à canarder de plus belle son rival de la Pagani. Et il vise bien, lui: une fois la cuisse, une fois l’épaule gauche. Puis les coups cessent. On dirait qu’il n’y a plus âme qui vive. Le déluge de feu ayant mis hors service sept projecteurs sur huit, l’endroit est mal éclairé. Un silence pesant et durable s’installe. La nuit descend, l’air est plat et l’on entend seulement un léger frémissement de l’herbe. Puis de nouveau rien. Les policiers s’interrogent: «Lieutenant, qu’est-ce qu’on fait? Chef?» «Rien. On ne fait rien. La boucle. On attend.» «Oui chef, à vos ordres lieu…» Un éclair métallique déchire l’obscurité et un hurlement de bête égorgée brise le silence. Affalée sous le thuya, la canaille râle. Le projecteur lèche le coin, juste assez pour faire apparaître une ombre accroupie qui se jette à terre. Cette fois il est près, en ligne de mire, le lance-roquette ne saurait le rater. En tout cas, le projectile ne rate pas l’aile droite de l’ambassade, ce qui envoie une partie des employés de la mission à l’hôpital et une autre partie pour huit mois à l’hôtel, le temps de rebâtir la partie démolie.
Enjeu: la paix mondiale
La bavure, son écho et ses conséquences sont énormes. L’incident diplomatique est extrêmement grave. On parle de casus belli.4 En tant que pays hôte, l’Italie est sur la sellette pour la gestion de l’affaire. Le Vatican et l’Autriche interviennent. Les pourparlers et conférences se suivent et se ressemblent, la nervosité générale baisse d’un cran, mais une tension palpable subsiste. Fait gênant, l’auteur du forfait est aux abonnés absents. Pire: son cadavre aussi, donc pas moyen de l’interroger – voire de l’autopsier – pour avoir une seconde version des faits, car n’ayant pas pris directement part aux événement, celle de la police locale est irrecevable. C’est l’impasse. Les autorités victimes du ravage sont inflexibles. En face, le gouvernement ayant commandité l’intervention est pris en tenaille entre, d’une part, l’opposition déchaînée qui crie au scandale, l’affuble de tous les noms d’animaux – pigeons, ânes, bécasses – et profitant du climat, envisage d’enquêter sur de possibles financements et liaisons louches et d’autre part une opinion publique indigène qui salue l’exploit et soutient la majorité dans les sondages pré-électoraux. En toile de fond, la voix ambiguë et contrastée de la communauté internationale, orchestrée par les différents trusts de presse. Du Premier ministre en passant par le Secrétaire adjoint à la défense, le Conseiller à la sécurité nationale, le Directeur des services de renseignements et jusqu’au Chef des opérations spéciales, tous les hauts responsables de l’administration touchés de près ou de loin par cette affaire sont sur le qui vive.
Entre temps, le principal intéressé, bien vivant – car miraculeusement épargné par l’imprécision du tireur de roquettes – se remet anonymement de ses deux blessures à l’hôpital de Davos, en Suisse. En même temps, il s’assure la compagnie galante de l’infirmière de nuit. Un mois après l’incident, il regagne son lieu de travail. Costume Prince de Galles, cravate Hermès, chemise Huntsman en satin bleu lagune, borsalino, manteau Dunhill à doublure pourpre, chaussures Louboutin noires, le tout sur fond d’un léger sourire désinvolte – ce matin-là il est fidèle à lui même, si ce n’est qu’il boîte légèrement: la blessure à la cuisse lui fait encore mal. La consternation est générale, au point qu’une demi heure après il est appelé devant son chef direct.
«Bien remis? En forme?» «Il y a mieux, mais ça va, je vous remercie.» Silence. «Franchement, vous savez? j’ai beau avoir quelque peine à me retenir, j’avoue être curieux de savoir ce que vous me sortirez cette fois.» «Je ne suis pas sûr de comprendre.» «Vraiment!» «Positif. L’opération Foudre a été une mission des plus délicates. Accomplie. Pour vous, c’est un succès. Que voulez vous dire?» Le chef cherche ses mots. «C’est juste, je vous l’accorde, attendez… (il saisit le rapport de l’opération) voilà, vingt-sept tués, soixante-quatre blessés, dix-huit véhicules divers détruits, dont un autocar avec des touristes japon…» «Pardon? De quoi par…» «…vous permettez? je disais un autocar japonais, huit immeubles endommagés, avec un nombre encore indéterminé de commerces provisoirement fermés, l’eau potable arrêtée plusieurs jours… oui, trois jours, sur un quart de la ville, deux conduites de gaz volatilisées, cinq incendies…» «Non, mais… monsieur…» «…je peux continuer?…» Debout, le chef est hors de lui. Il commence à débiter de plus en plus vite. «…je disais donc cinq incendies, des monuments, des postes de transformation, du mobilier urbain, arbres, luminaires, fontaines, parcs, places de jeux, câbles aériens… dois-je poursuivre?» «…» «C’est ce qui en fait un beau succès, n’est-ce pas?» «…» «Ah, excusez-moi, j’allais oublier! Oh, quelle gourde, bien sûr: une ambassade mise à terre, trois de ses fonctionnaires – dont l’attaché culturel – estropiés, et neuf membres du personnel annexe explosés, les relations diplomatiques gelées et on attend la déclaration de guerre. Oui, bon, j’en passe et des meilleures: je ne sais pas si vous êtes au courant, depuis des semaines ce succès est à la une des journaux, il passe régulièrement en prime time5 à la télévision, au parlement on hurle à l’incompétence, on nous traite de honte de la nation et on demande la démission des responsables.» «…» «Je ne puis donc que vous remercier infiniment pour l’accomplissement de votre mission si délicate et du succès qu’elle représente pour mon service.» «…» «Oui? J’écoute.» «…» «Pardon? Vous dites?» «Monsieur, sauf votre respect, vous faites erreur.» «Oh, bien sûr, je sais, justement, je m’attendais à cela, bien sûr que je fais erreur, nous faisons tous erreur, y compris les morts et les quelques dizaines – si ce n’est centaines – de millions que nous devrons bientôt débourser en réparations et indemnisations, tout ça c’est de l’erreur, c’est du rêve, c’est… vous n’en savez rien, ‘pas?» L’homme retombe sur sa chaise, épuisé.
«Si vous permettez…» «…» «Cela est certainement exact. Vous comprenez que je n’ai pas fait le compte. J’avais une mission. Elle était compliquée, urgente, et sur le point d’aboutir. C’était une question de minutes et le département était au courant.» «Ah oui… et aussi cette… caisse à un million de dollars et puis nous n’avions que deux exemplaires, mais pour vous quelle importance, au point où on en est… Quoi? qu’est-ce que vous dites? oui, ils étaient au courant, pas moi! Pas moi! Si, bon, j’étais au courant à part que je n’étais pas d’accord.» «Permettez… c’était une question de minutes. La balise mobile se trouvait dans cette voiture-là. Si elle arrivait sur le bureau de l’attaché militaire et si l’algorithme était composé en même temps par lui et par l’ambassadeur, les deux soupçonnés de collusion avec l’ŒIL, les charges de plutonium recevaient l’onde verte et vous connaissez la suite.» «…» «Vous la connaissiez?» «Quelle voiture-là?» «Le blindé noir.» «…» «La suite est…» «Épargnez-moi les détails, je connais la suite.» «Très bien. Donc j’ai terminé la mission.» «Excellent. En risquant la paix mondiale, n’est-ce pas? À propos, vous n’auriez pas dû rejoindre le cocktail au club diplomatique? Filer l’épouse de l’ambassadeur?» «Bien sûr. J’y suis allé. C’est ainsi que j’ai pu prendre en chasse le blindé.» «Encore ce machin?!» «Bien sûr, la dame avait fourgué la balise à un individu qui s’est sauvé avec la Mowag sans savoir que je les guettais depuis le début de la soirée, puis il a roulé et zigzagué comme un malade à travers la ville, écrasant tout sur son passage.» «Comment vous dites?! Ce n’est pas vous le… Alors qui a provoqué ce désastre?» «Sérieux, vous ne pensiez pas qu’à ce jeux de flipper géant une voiture de sport aurait pu marquer autant de points, non?» «Je ne comprends pas… Ici on vous donne… vous passez pour l’auteur de ces ravages.» «…» «C’est à peine croyable… c’est…» «Je vous avais pourtant dit que vous faites erreur. Aviez-vous au moins demandé aux Italiens les vidéos des webcams? La ville en regorge.» «…non…» Silence.
«Et l’ambassade, hein?» Le chef se dresse. «C’est toujours à cause de ce truc noir?!» «Pas exactement.» «!» «J’y ai juste contribué… un peu…» «…» «J’avais vu qu’un type avec son lance-roquettes se prenait pour le roi du bal mais qu’il ne visait pas un éléphant à dix mètres, dans ces conditions je me suis glissé entre lui et le corps de bâtiment et… j’ai fait en sorte qu’il me voit bien… juste un instant…» «!» «…et là j’ai eu un peu de chance, puisque… voilà, eh bien… il m’a raté.»
[…]