L’ŒIL et le SABRE (2/15)

Catégorie: Fiction

Paga­ni C12 Zon­da1 contre Mowag Eagle I2

Prise en chasse, la Mowag est moins lour­daude qu’elle en a l’air. L’avantage consi­dé­rable de sa masse mul­ti­pliée par la vitesse fait qu’à cette heure les embou­teillages de Milan lui importent peu: pour cette Eagle I, les rues et les trot­toirs sont vides, ou plu­tôt sont comme vides. À 100 km/h, la cinq tonnes d’acier blin­dé devient une boule de cur­ling qui bute, gicle, brise et broie tout ce qu’elle ren­contre, mobile ou immo­bile. La canaille der­rière le volant car­bure à l’adrénaline, tan­dis qu’à ses côtés un com­plice arrose avec son M16 par les cas­sures de la vitre arrière. Les deux grosses Apri­lia3 d’escorte com­plètent le feu d’artifices par des rétro tirs com­man­dés au gui­don. En revanche, pour la C12 Zon­da à neuf cent mille euros qui les pour­suit, sla­lo­mer à tra­vers la jon­chée de débris que sème le monstre méca­nique est plus com­pli­qué, mais elle se rat­trape avec des pointes à 180 km/h. Sept véhi­cules des auto­ri­tés font de leur mieux pour fer­mer ce vif cor­tège. Le jack­pot se com­pose des ter­rasses de res­tau­rants sur la via Dante, la fon­taine Pier­ma­ri­ni, une borne hydrante de la piaz­za Velas­ca, la sta­tue de Marc-Aurèle, les arbres de la via San­ta Sofia, les vitrines des gale­ries Vic­tor Emma­nuel II, la sta­tue de saint Fran­çois d’Assise, une autre borne sur le cor­so Euro­pa et un cer­tain nombre de pié­tons, vélos, scoo­ters, voi­tures, kiosques, poteaux, éta­lages, gra­dins et bar­rières. Dom­mages col­la­té­raux: trois voi­tures Alfa Roméo des cara­bi­niers explo­sées, un four­gon Fiat Duca­to des vigiles ren­ver­sée, deux voi­tures Sub­aru de la police démo­lies, aux­quelles il convient d’ajouter les deux Apri­lia envo­lées comme des arté­siennes. Vic­times col­la­té­rales: neuf.

Le rodéo du blin­dé se ter­mine dans l’étang de sa mis­sion diplo­ma­tique après avoir per­cé en der­nier l’enceinte élec­tri­fiée du jar­din qui cerne le bâti­ment. La super­car suit quelques ins­tants après et s’incruste en son dos dans un coû­teux fra­cas. Inutiles, les sen­ti­nelles pom­pon­nées décampent. En dépit des chocs, les deux plus un occu­pants des bolides s’en sortent tant bien que mal, sauf qu’un peu secoués. Débute une par­tie de cache-cache agré­men­tée par un feu nour­ri à tra­vers arbustes et buis­sons taillés à la fran­çaise. Le com­plice mitrailleur est le pre­mier à tou­cher le sol, tou­ché au front. Très vite, la sécu­ri­té de l’ambassade se joint à la par­tie, et sous les pro­jec­teurs qui balayent l’endroit on remarque même un lance-roquettes. Mieux vaut tard que jamais, arrive la der­nière Sub­aru, cepen­dant les poli­ciers qui l’occupent se tiennent à bonne dis­tance, confor­mé­ment au prin­cipe d’inviolabilité du ter­ri­toire. Ci et là dans le quar­tier, on aper­çoit des explo­sions, pro­ba­ble­ment dues au gaz, puis des sirènes, des cris et des appels au calme. Une régie mobile de la Rette-Quat­tro s’arrête der­rière la Sub­aru. D’autres postes de télé­vi­sion suivent.

À prio­ri, seul contre une dou­zaine, le com­bat est inégal. Les tirs sont nour­ris, pour­tant la situa­tion tend à s’équilibrer, les extra dont l’ambassadeur a choi­si de s’entourer ne res­sem­blant pas à des vir­tuoses dans la maî­trise des armes à feu. Le fait est qu’ils tombent l’un après l’autre, comme fou­droyés par une grosse tapette à mouches. Reste que le lance-roquettes est tou­jours actif. Preuve: un pre­mier tir mal­adroit embrase le troi­sième étage de l’immeuble loca­tif situé vis-à-vis. Dans l’intervalle, tapis sous un thuya, le truand de la Mowag s’emploie à canar­der de plus belle son rival de la Paga­ni. Et il vise bien, lui: une fois la cuisse, une fois l’épaule gauche. Puis les coups cessent. On dirait qu’il n’y a plus âme qui vive. Le déluge de feu ayant mis hors ser­vice sept pro­jec­teurs sur huit, l’endroit est mal éclai­ré. Un silence pesant et durable s’installe. La nuit des­cend, l’air est plat et l’on entend seule­ment un léger fré­mis­se­ment de l’herbe. Puis de nou­veau rien. Les poli­ciers s’interrogent: «Lieu­te­nant, qu’est-ce qu’on fait? Chef?» «Rien. On ne fait rien. La boucle. On attend.» «Oui chef, à vos ordres lieu…» Un éclair métal­lique déchire l’obscurité et un hur­le­ment de bête égor­gée brise le silence. Affa­lée sous le thuya, la canaille râle. Le pro­jec­teur lèche le coin, juste assez pour faire appa­raître une ombre accrou­pie qui se jette à terre. Cette fois il est près, en ligne de mire, le lance-roquette ne sau­rait le rater. En tout cas, le pro­jec­tile ne rate pas l’aile droite de l’ambassade, ce qui envoie une par­tie des employés de la mis­sion à l’hôpital et une autre par­tie pour huit mois à l’hôtel, le temps de rebâ­tir la par­tie démolie.

Enjeu: la paix mondiale

La bavure, son écho et ses consé­quences sont énormes. L’incident diplo­ma­tique est extrê­me­ment grave. On parle de casus bel­li.4 En tant que pays hôte, l’Italie est sur la sel­lette pour la ges­tion de l’affaire. Le Vati­can et l’Autriche inter­viennent. Les pour­par­lers et confé­rences se suivent et se res­semblent, la ner­vo­si­té géné­rale baisse d’un cran, mais une ten­sion pal­pable sub­siste. Fait gênant, l’auteur du for­fait est aux abon­nés absents. Pire: son cadavre aus­si, donc pas moyen de l’interroger – voire de l’autopsier – pour avoir une seconde ver­sion des faits, car n’ayant pas pris direc­te­ment part aux évé­ne­ment, celle de la police locale est irre­ce­vable. C’est l’impasse. Les auto­ri­tés vic­times du ravage sont inflexibles. En face, le gou­ver­ne­ment ayant com­man­di­té l’intervention est pris en tenaille entre, d’une part, l’opposition déchaî­née qui crie au scan­dale, l’affuble de tous les noms d’animaux – pigeons, ânes, bécasses – et pro­fi­tant du cli­mat, envi­sage d’enquêter sur de pos­sibles finan­ce­ments et liai­sons louches et d’autre part une opi­nion publique indi­gène qui salue l’exploit et sou­tient la majo­ri­té dans les son­dages pré-élec­to­raux. En toile de fond, la voix ambi­guë et contras­tée de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, orches­trée par les dif­fé­rents trusts de presse. Du Pre­mier ministre en pas­sant par le Secré­taire adjoint à la défense, le Conseiller à la sécu­ri­té natio­nale, le Direc­teur des ser­vices de ren­sei­gne­ments et jusqu’au Chef des opé­ra­tions spé­ciales, tous les hauts res­pon­sables de l’administration tou­chés de près ou de loin par cette affaire sont sur le qui vive.

Entre temps, le prin­ci­pal inté­res­sé, bien vivant – car mira­cu­leu­se­ment épar­gné par l’imprécision du tireur de roquettes – se remet ano­ny­me­ment de ses deux bles­sures à l’hôpital de Davos, en Suisse. En même temps, il s’assure la com­pa­gnie galante de l’infirmière de nuit. Un mois après l’incident, il regagne son lieu de tra­vail. Cos­tume Prince de Galles, cra­vate Her­mès, che­mise Hunts­man en satin bleu lagune, bor­sa­li­no, man­teau Dun­hill à dou­blure pourpre, chaus­sures Lou­bou­tin noires, le tout sur fond d’un léger sou­rire désin­volte – ce matin-là il est fidèle à lui même, si ce n’est qu’il boîte légè­re­ment: la bles­sure à la cuisse lui fait encore mal. La conster­na­tion est géné­rale, au point qu’une demi heure après il est appe­lé devant son chef direct. 

«Bien remis? En forme?» «Il y a mieux, mais ça va, je vous remer­cie.» Silence. «Fran­che­ment, vous savez? j’ai beau avoir quelque peine à me rete­nir, j’avoue être curieux de savoir ce que vous me sor­ti­rez cette fois.» «Je ne suis pas sûr de com­prendre.» «Vrai­ment!» «Posi­tif. L’opération Foudre a été une mis­sion des plus déli­cates. Accom­plie. Pour vous, c’est un suc­cès. Que vou­lez vous dire?» Le chef cherche ses mots. «C’est juste, je vous l’accorde, atten­dez… (il sai­sit le rap­port de l’opération) voi­là, vingt-sept tués, soixante-quatre bles­sés, dix-huit véhi­cules divers détruits, dont un auto­car avec des tou­ristes japon…» «Par­don? De quoi par…» «…vous per­met­tez? je disais un auto­car japo­nais, huit immeubles endom­ma­gés, avec un nombre encore indé­ter­mi­né de com­merces pro­vi­soi­re­ment fer­més, l’eau potable arrê­tée plu­sieurs jours… oui, trois jours, sur un quart de la ville, deux conduites de gaz vola­ti­li­sées, cinq incen­dies…» «Non, mais… mon­sieur…» «…je peux conti­nuer?…» Debout, le chef est hors de lui. Il com­mence à débi­ter de plus en plus vite. «…je disais donc cinq incen­dies, des monu­ments, des postes de trans­for­ma­tion, du mobi­lier urbain, arbres, lumi­naires, fon­taines, parcs, places de jeux, câbles aériens… dois-je pour­suivre?» «…» «C’est ce qui en fait un beau suc­cès, n’est-ce pas?» «…» «Ah, excu­sez-moi, j’allais oublier! Oh, quelle gourde, bien sûr: une ambas­sade mise à terre, trois de ses fonc­tion­naires – dont l’attaché cultu­rel – estro­piés, et neuf membres du per­son­nel annexe explo­sés, les rela­tions diplo­ma­tiques gelées et on attend la décla­ra­tion de guerre. Oui, bon, j’en passe et des meilleures: je ne sais pas si vous êtes au cou­rant, depuis des semaines ce suc­cès est à la une des jour­naux, il passe régu­liè­re­ment en prime time5 à la télé­vi­sion, au par­le­ment on hurle à l’incompétence, on nous traite de honte de la nation et on demande la démis­sion des res­pon­sables.» «…» «Je ne puis donc que vous remer­cier infi­ni­ment pour l’accomplissement de votre mis­sion si déli­cate et du suc­cès qu’elle repré­sente pour mon ser­vice.» «…» «Oui? J’écoute.» «…» «Par­don? Vous dites?» «Mon­sieur, sauf votre res­pect, vous faites erreur.» «Oh, bien sûr, je sais, jus­te­ment, je m’attendais à cela, bien sûr que je fais erreur, nous fai­sons tous erreur, y com­pris les morts et les quelques dizaines – si ce n’est cen­taines – de mil­lions que nous devrons bien­tôt débour­ser en répa­ra­tions et indem­ni­sa­tions, tout ça c’est de l’erreur, c’est du rêve, c’est… vous n’en savez rien, ‘pas?» L’homme retombe sur sa chaise, épuisé.

«Si vous per­met­tez…» «…» «Cela est cer­tai­ne­ment exact. Vous com­pre­nez que je n’ai pas fait le compte. J’avais une mis­sion. Elle était com­pli­quée, urgente, et sur le point d’aboutir. C’était une ques­tion de minutes et le dépar­te­ment était au cou­rant.» «Ah oui… et aus­si cette… caisse à un mil­lion de dol­lars et puis nous n’avions que deux exem­plaires, mais pour vous quelle impor­tance, au point où on en est… Quoi? qu’est-ce que vous dites? oui, ils étaient au cou­rant, pas moi! Pas moi! Si, bon, j’étais au cou­rant à part que je n’étais pas d’accord.» «Per­met­tez… c’était une ques­tion de minutes. La balise mobile se trou­vait dans cette voi­ture-là. Si elle arri­vait sur le bureau de l’attaché mili­taire et si l’algorithme était com­po­sé en même temps par lui et par l’ambassadeur, les deux soup­çon­nés de col­lu­sion avec l’ŒIL, les charges de plu­to­nium rece­vaient l’onde verte et vous connais­sez la suite.» «…» «Vous la connais­siez?» «Quelle voi­ture-là?» «Le blin­dé noir.» «…» «La suite est…» «Épar­gnez-moi les détails, je connais la suite.» «Très bien. Donc j’ai ter­mi­né la mis­sion.» «Excellent. En ris­quant la paix mon­diale, n’est-ce pas? À pro­pos, vous n’auriez pas dû rejoindre le cock­tail au club diplo­ma­tique? Filer l’épouse de l’ambassadeur?» «Bien sûr. J’y suis allé. C’est ain­si que j’ai pu prendre en chasse le blin­dé.» «Encore ce machin?!» «Bien sûr, la dame avait four­gué la balise à un indi­vi­du qui s’est sau­vé avec la Mowag sans savoir que je les guet­tais depuis le début de la soi­rée, puis il a rou­lé et zig­za­gué comme un malade à tra­vers la ville, écra­sant tout sur son pas­sage.» «Com­ment vous dites?! Ce n’est pas vous le… Alors qui a pro­vo­qué ce désastre?» «Sérieux, vous ne pen­siez pas qu’à ce jeux de flip­per géant une voi­ture de sport aurait pu mar­quer autant de points, non?» «Je ne com­prends pas… Ici on vous donne… vous pas­sez pour l’auteur de ces ravages.» «…» «C’est à peine croyable… c’est…» «Je vous avais pour­tant dit que vous faites erreur. Aviez-vous au moins deman­dé aux Ita­liens les vidéos des web­cams? La ville en regorge.» «…non…» Silence.

«Et l’ambassade, hein?» Le chef se dresse. «C’est tou­jours à cause de ce truc noir?!» «Pas exac­te­ment.» «!» «J’y ai juste contri­bué… un peu…» «…» «J’avais vu qu’un type avec son lance-roquettes se pre­nait pour le roi du bal mais qu’il ne visait pas un élé­phant à dix mètres, dans ces condi­tions je me suis glis­sé entre lui et le corps de bâti­ment et… j’ai fait en sorte qu’il me voit bien… juste un ins­tant…» «!» «…et là j’ai eu un peu de chance, puisque… voi­là, eh bien… il m’a raté.»

[…]

  1. Marque ita­lienne d’automobiles exclusives.
  2. Marque suisse de véhi­cules militaires.
  3. Marque ita­lienne de motocyclettes.
  4. Occa­sion ou situa­tion de guerre (lat.); acte de nature à déclen­cher des hos­ti­li­tés entre deux États.
  5. Début de soi­rée (angl.)
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