L’ŒIL et le SABRE (4/15)

Catégorie: Fiction
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l’ŒIL et le SABRE: mode d’emploi

Au zénith de son poten­tiel, ∞8 (car le jus­ti­cier de Milan c’était bien lui) défie donc l’ŒIL et sa struc­ture ten­ta­cu­laire. L’ ŒIL, ce n’est pas Dieu, c’est un ersatz mono­cu­laire de Dieu qui se prend pour Dieu, vu et vécu tel Dieu par ses fidèles, envi­ron 1400, en fait de purs sujets de ce dieu suc­cé­da­né. Au contraire du pou­voir abso­lu qu’il a sur ces gens (mais pareil à Dieu), nul ne connaît son vrai visage, nul ne connaît sa vraie voix (soi­gneu­se­ment modi­fiée par ordi­na­teur), donc nul ne connaît son âge, ni si c’est un homme ou une femme, ni s’il1 a une famille.

Pour la par­tie immer­gée de cette ample hor­reur, côté per­son­nage on le dit fou de cana­ris nains, de maca­rons et de musique sacrée pré-baroque, aus­si que tota­le­ment para­noïaque, voire pédo­phage,2 dévo­rant sys­té­ma­ti­que­ment la pro­gé­ni­ture que ses nom­breuses ves­tales se dis­putent de lui enfan­ter, en s’offrant à sa gloire divi­noïde. Côté res­sources, la porte des hypo­thèses est grande ouverte: indus­tries d’extorsion, com­merce illé­gal de matières rares, contrôle du mar­ché de l’art, viols d’embargos. On le soup­çonne de sou­te­nir en secret le mou­ve­ment hack­ti­viste Ano­ny­mous3 et – le comble! – d’avoir ini­tié le mou­ve­ment oppo­sé Nomi­nous, qui réunit de par le monde ses nom­breux ado­ra­teurs et sup­por­teurs. Le tout indémontrable.

Pour la par­tie émer­gée de la sinistre mas­ca­rade, ce que l’organisation offre à l’ovation publique, ce sont des fon­da­tions cultu­relles, de nom­breux par­rai­nages sociaux ou scien­ti­fiques, des œuvres de cha­ri­té et des pro­grammes de déve­lop­pe­ment en Afrique, une cam­pagne mas­sive de dona­tions. En réa­li­té, dans nombre de régions, pour de plus en plus de gens, l’ ŒIL est la star qui monte. Son slo­gan, que l’on retrouve tous azi­muts, est ‹Bra­vo pour les braves!›. Mais ce qui compte vrai­ment, ce que l’on connaît trop bien, ce sont ses des­seins. L’ ŒIL veut faire reve­nir le vrai âge de glace sur Terre. Il veut aus­si se mesu­rer à Wege­ner4 en recréant Vaal­ba­ra.5 Enfin et sur­tout, il veut régner seul sur les sept conti­nents fusion­nés et, par la suite, comme le monde ne lui suf­fit pas, contrô­ler aus­si l’Espace. Pour accom­plir son délire, l’ ŒIL s’est assu­ré deux types d’arguments non négli­geables. D’une part, l’arsenal per­sua­sif: allé­geance des prin­ci­paux réseaux d’information et des plus grands centres mon­diaux de géo-, bio- et astro­phy­sique avec leurs chefs de file. D’autre part, l’arsenal puni­tif: un tis­su fin de mis­siles balis­tiques à têtes nucléaires dis­per­sés dans le monde entier et pilo­tées en mode fur­tif depuis deux centres jumeaux relayés en per­ma­nence dans l’espace.

Le SABRE se doit donc de cre­ver au plus vite cette pieu­vre­rie de l’ ŒIL – orga­ni­sa­tion, res­sources, réseau et dieu. ∞8 com­mence par prendre un peu de repos à Essouk, un vil­lage du Mali logé à un jour de bus, sui­vi par un autre de marche de la capi­tale Bama­ko. Ordon­ner les idées, réunir les don­nées, cher­cher des failles et, avec un peu de chance, bâtir un début de plan d’action. Sur place il trouve des col­lègues du Mos­sad israé­lien, de la CIA amé­ri­caine, du BND alle­mand et du MI6 bri­tan­nique. Une heu­reuse occa­sion qui lui per­met d’envisager sa stra­té­gie le condui­sant d’abord à Maria.6 C’est là qu’après moult efforts, il réus­sit à déni­cher et fina­le­ment gagner la confiance de la pre­mière capa­ci­té mon­diale en sciences de la terre. Reclus dans sa rou­lotte, affai­bli, laco­nique, le savant est inca­pable de se rap­pe­ler depuis quand a-t-il cou­pé tout contact avec le monde exté­rieur. Sur les parois, des images lumi­neuses de ce qui est sans doute sa famille laissent pen­ser qu’il est vic­time d’un ter­rible chan­tage. Alter­nant patience et insis­tance, son visi­teur le per­suade fina­le­ment de s’ouvrir.

«Vous savez, même l’esprit le plus tor­du, le plus déran­gé ne… ne peut écha­fau­der un tel truc. Pour en arri­ver là, il faut… une com­po­sante sata­nique… j’en suis per­sua­dé. Ils sont malades… malades… Oh, mon Dieu…» Il chu­chote presque, par petites phrases, s’interrompt sou­vent, essouf­flé, hési­tant, comme s’il veut mettre en place sa pen­sée. «Je n’ai plus… plus per­sonne… ils m’ont tout pris… tout… c’est comme… comme si je n’existe plus… vous pou­vez com­prendre ça, mon­sieur?… pou­vez vous?… mort-vivant?» En fait le pro­fes­seur n’est pas cen­sé de savoir que ∞8 a zéro mal à sai­sir cela, parce que lui-même est dans un sur­sis conti­nu et que dès comme lui, il en a déjà croi­sé. «Je peux.» Le pro­fes­seur le regarde scep­tique, sou­pire dou­ce­ment. «Mais on n’y peut rien… ils ont tous les moyens… vous savez? En plus ils ont toute ma famille… toute… dans ces condi­tions… que vou­lez vous faire?» Il dévi­sage son inter­lo­cu­teur d’un air aba­sour­di. Air malin: «Les détruire. Pour ça, j’ai besoin de vous.» Ahu­ri, le prof se tait et pour la pre­mière fois son visage pros­tré se détend un peu.

«Il me faut trois choses: l’agenda de l’institut avec la liste des col­la­bo­ra­teurs et des contacts dans le métier, m’expliquer com­ment, tech­ni­que­ment par­lant, cette chose pense pou­voir mener sa petite besogne, à savoir res­sources, méthodes, chro­no­lo­gie, coûts, et enfin me faire des expé­riences gran­deur réduite en milieu ouvert, prou­vant que tout cela est effec­ti­ve­ment réa­li­sable à grande échelle. Pour l’instant, c’est à peu près ça. Pou­vez vous le faire?» L’homme sou­rit à peine. «Et bien plus encore, cher ami… je sais, ce n’est pas ton domaine… c’est nor­mal que… tu sois un peu per­du… cela dit, n’oublies pas à qui tu parles… je suis bien mort-vivant, mais vivant quand même…». «Ouf! Par­fait.» S’installent alors des jours d’intenses dis­ser­ta­tions, car au début le savant ne sait non plus à qui il parle. De col­loques, ces débats passent donc en échanges nour­ris. Une semaine après, l’acteur a bien avan­cé dans ses plans. Il remer­cie son hôte, trans­met illi­co au Ser­vice à °∑°∂ƒ¬¢7 les ins­truc­tions pour le sau­ve­tage du savant, embrasse en vitesse la cais­sière du super­mar­ché qui a pu lui offrir quelques bons moments et s’en va droit au CERN8.

Blanche-Beige

Genève, rive droite, Hôtel Kem­pins­ki. «Bien­ve­nue mon­sieur. Ou plu­tôt… bien reve­nue!», sou­rit à la récep­tion un visage agréa­ble­ment entraî­né. «Bon­jour. Vous êtes nou­veau…» «Six semaines, mon­sieur». «Je vois. Odile?» Visage poli­ment déçu: «Je suis navré, mon­sieur, elle a congé aujourd’hui.» «Ah.» «Sou­hai­tez-vous vous ins­tal­ler, mon­sieur?» «Bien sûr.» «Sou­hai­te­riez-vous la suite exé­cu­tive comme d’habitude? Elle est libre.» «Mer­ci». Etrange per­son­nage, étranges manières. Enfin, un cock­tail colo­nel au bar FloorT­wo pour se rafraî­chir et bien se fixer les idées. «Et un cap­puc­ci­no.» «Tout à fait, mon­sieur.» «Par­don, et un verre d’eau gla­cée. Avec une fine tranche de citron vert.» «Cer­tai­ne­ment mon­sieur, cela va de soi.» «Mer­ci.» (“Genève, ça reste Genève…”) Et il se laisse séduire par l’hospitalité du cana­pé en alcan­ta­ra mauve. En plus, droit devant, le fameux jet d’eau joue les cou­leurs d’un magni­fique éclai­rage pas­tel. Entre ordon­ner des idées et s’assoupir un ins­tant, le choix est dif­fi­cile. Ça peut attendre ce soir, ou demain matin… «Le cock­tail de mon­sieur.» «Ah, oui, mer­ci, mer­ci…» «Ser­vice, mon­sieur.» (“Bon, au tra­vail. Je disais donc…Tiens, pour­quoi elle me regarde, celle-là?!”) ‘Celle-là’, on dirait BB, Blanche-Beige dans sa pre­mière jeu­nesse: teint blanc écla­tant, joues pourpre, cri­nière fri­sée d’ébène, la bouche – deux tomates-cerise, formes à réveiller un eunuque et des yeux laser qui le per­forent d’une lumière noire. (“C’est pas pos…”) Il se res­sai­sit et feint rejoindre dis­trai­te­ment ses idées sur fond de jet d’eau pas­tel. Las: en dépit de tout effort, l’énergie des lasers étant plus intense que celle exi­gée pour la struc­tu­ra­tion de son plan, d’un air vague­ment amu­sé il finit par lever légè­re­ment le verre. La pan­thère des neiges sou­rit. La suite se déduit aisément.

Son mari, un com­mer­çant orien­tal res­pec­té, est ici pour ren­con­trer de nou­veaux clients. À cet ins­tant-même, il est en réunion à l’hôtel des Bergues, et ce soir ils sont invi­tés pour un dîner d’affaires à… Sou­rire un brin gêné: elle a oublié l’endroit. (“Joli accent…”) Étant pour la pre­mière fois de pas­sage, elle s’ennuie un peu. (“Le plan­ning peut clai­re­ment attendre…”) Une petite pro­me­nade le long de la rue du Rhône ça irait? Bien volon­tiers. Et c’est par­ti. Cepen­dant, sous de tels aus­pices, deux adultes dans la fleur de l’âge et nor­ma­le­ment consti­tués ne cherchent ni à pro­fi­ter d’une mousse au cho­co­lat chez Auer, ni gui­gner dans les vitrines de Buche­rer, non plus s’offrir – selon les pos­si­bi­li­tés – quelques autres petites gâte­ries. La pro­me­nade fait donc une boucle et se fina­lise très logi­que­ment pen­dant un cer­tain temps au Kem­pins­ki, sous le plu­mard aérien de la suite exé­cu­tive de notre espion.

Si c’était d’après lui, le fichu plan­ning pour­rait bien attendre jusqu’au matin. Mais pas pour elle, dîner oblige. Elle doit se sau­ver, et vite, il se fait déjà tard. Objec­tif: salle de bains pour une remise en état. Pour ∞8, c’est le moment idéal d’un pure malt9 et d’un Per­fec­to10 sur le bal­con. La vue est somp­tueuse. L’eau apaise et la superbe de la mon­tagne ins­pire. Avec ce mélange, sou­te­nu par les volutes de fumée, les idées com­mencent peu à peu à se mettre en ordre. Au point de s’en perdre dedans… Sou­dain: le Per­fec­to est déjà à moi­tié!… (“Mais qu’est-ce qu’elle fa…”) Pirouette, retour dans la chambre et… glis­sade de dau­phin sous la table pour évi­ter les balles qui se logent dans le rideau encore trem­blant, dans le mur, puis celle qui explose le vase Daume-Nan­cy posé par terre pour la cir­cons­tance. De là, saut de man­gouste pour attra­per une jambe et fau­cher la Blanche-Beige orien­tale. Pari avor­té devant le nuage brû­lant et asphyxiant qui l’enveloppe. Lorsqu’il retrou­va ses esprits quelques… secondes?… minutes?… plus tard, Blanche-Beige avait dis­pa­ru. «Mon cher Jacques, dif­fi­cile d’aligner plus d’imbécillité en si peu de temps, Prince-Bar­bant a eu rai­son de l’emporter avec lui!», se lan­ça-t-il rageant. Un rapide contrôle à l’hôtel des Bergues confirme ses doutes: aucune trace de réser­va­tion ce jour-là par un com­mer­çant orien­tal. À pré­sent il peut au moins abor­der comme il faut son plan­ning. Sauf que, per­du sous un gué­ri­don au coin de la chambre, un por­te­feuille Effron­tée11 amé­thyste l’intrigue. À l’intérieur, par­mi diverses affaires usuelles tout aus­si petites qu’insignifiantes, quelques cartes de cré­dit aux noms impro­non­çables, un cou­teau pliant Per­ce­val T45 (“Tiens!…”), deux cartes de visite de son ‘mari’, mani­fes­te­ment sans le moindre  inté­rêt, il découvre un étrange badge élec­tro­nique juste mar­qué du signe       . «Aaa, eh bien voi­là enfin notre Prince-Barbant!».

Le CERN est un des rares hauts-lieux du monde des sciences à ne pas encore être tom­bé dans le sinistre giron de l’ŒIL. ∞8, soi-disant (et pour l’occasion) envoyé spé­cial du minis­tère de l’air, consulte les cher­cheurs, exa­mine dif­fé­rentes méthodes avec les ingé­nieurs, sou­pèse les pos­si­bi­li­tés pra­tiques avec les ana­lystes. Sou­dain, un doute: une jeune et superbe scien­ti­fique est un peu trop mêlée à ces entre­tiens, même lorsque son avis n’est pas utile. Mais le temps manque et l’envoyé pour­suit les pour­par­lers au pas de charge. Sa stra­té­gie semble se confir­mer et, le plus impor­tant, il apprend que sa pro­chaine étape ne peut être ailleurs qu’à Bul­gan12, en Mon­go­lie. Et il doit vite s’estomper dans la nature, car ce n’est que sa vigi­lance 24/7 qui le sauve du guet-apens ten­du par deux employés du 5 étoiles.

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Le CERN est un des rares hauts-lieux du monde des sciences à ne pas encore être tom­bé dans le sinistre giron de l’ŒIL. ∞8, soi-disant (et pour l’occasion) envoyé spé­cial du minis­tère de l’air, consulte les cher­cheurs, exa­mine dif­fé­rentes méthodes avec les ingé­nieurs, sou­pèse les pos­si­bi­li­tés pra­tiques avec les ana­lystes. Sou­dain, un doute: une jeune et superbe scien­ti­fique est un peu trop mêlée à ces entre­tiens, même lorsque son avis n’est pas utile. Mais le temps manque et l’envoyé pour­suit les pour­par­lers au pas de charge. Sa stra­té­gie semble se confir­mer et, le plus impor­tant, il apprend que sa pro­chaine étape ne peut être ailleurs qu’à Bul­gan13, en Mon­go­lie. Et il doit vite s’estomper dans la nature, car ce n’est que sa vigi­lance 24/7 qui le sauve du guet-apens ten­du par deux employés du 5 étoiles.

  1. Par sim­pli­ci­té et cour­toi­sie pour le genre fémi­nin, dans le doute et aucu­ne­ment par pré­fé­rence, il est admis que cette enti­té est de genre masculin.
  2. Ou chro­no­phage, de Chro­nos, dieu de la mytho­lo­gie grecque, père de Zeus. Pour conju­rer la pro­phé­tie de ses parents selon laquelle il allait être détrô­né par un de ses propres enfants, il les mange au fur et à mesure que son épouse les met au monde.
  3. D’aucuns se plai­sant à l’idée que ce serait une œuvre des ser­vices secrets chinois…
  4. Alfred Lothar Wege­ner (1880-1930) astro­nome et cli­ma­to­logue alle­mand, auteur de la théo­rie de la dérive des continents.
  5. Nom d’un “super­con­ti­nent” cen­sé avoir exis­té il y a envi­ron 3 mil­liards d’années et réunis­sant toutes les sur­faces émergées.
  6. Relais de 70 habi­tants dans le désert Vic­to­ria, en l’Australie du Sud, com­pre­nant un maga­sin, un bis­tro, un motel, un par­king pour cara­vanes, une pis­cine et un atelier.
  7. Nom de code.
  8. Conseil Euro­péen pour la Recherche Nucléaire: plus impor­tant orga­nisme mon­dial dédié à la phy­sique des particules.
  9. Un whis­ky com­po­sé d’un mélange de bois­sons issues de plu­sieurs distilleries.
  10. Petit for­mat de cigare.
  11. Nom d’un pro­duit de la mai­son fran­çaise de maro­qui­ne­rie Longchamp.
  12. Petite ville située au nord du pays, à envi­ron 120 km de la fron­tière avec la Russie.
  13. Petite ville située au nord du pays, à envi­ron 120 km de la fron­tière avec la Russie.
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