L’origine des choses

Catégorie: Fiction
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Les décou­vertes sont quelque chose d’extraordinaire, parce que de par leur défi­ni­tion même, elles ne peuvent se pro­duire qu’une seule, pre­mière et der­nière fois (autre­ment elles ne pour­raient plus être consi­dé­rées comme tel, alors que les redé­cou­vertes… à peine si elles sont de vul­gaires plats réchauf­fés), mais aus­si parce qu’elles ont la carac­té­ris­tique d’un seul avant et d’un seul après. L’histoire de leur venue est tout aus­si extra­or­di­naire. Décou­vrons alors com­ment cela s’est pas­sé pour quatre banales com­po­santes de nos vies de tous les jours qui aujourd’hui y par­ti­cipent plus ou moins ano­ny­me­ment. Atten­tion: il ne s’agit ici ni d’inventions ni d’innovations, qui sont le résul­tat du tra­vail de l’esprit, mais bien – il faut le sou­li­gner – de pures décou­vertes for­tuites d’éléments gra­cieu­se­ment offerts par Mère Nature puis sai­sis par l’adresse et la pers­pi­ca­ci­té de l’homme, qui les a aus­si­tôt mis à son service.

*

L’œuf à la coque

À l’aube du IVe siècle (av. J.-C.), ce plai­sir sub­til du palais fut l’œuvre Owken­du, l’un des 28 habi­tants de l’atoll Ata­fu, aux îles Toke­lau, dans le Paci­fique Sud. La tâche de ce géant autoch­tone de 1.48 m (vu la moyenne locale de 1.22 m) était d’inspecter jour après jour les nids des alba­tros, dis­per­sés le long des plages, et de cueillir des œufs. Dis­ci­pli­né et dili­gent, Owken­du s’en acquit­tait irré­pro­cha­ble­ment. Les œufs ain­si récol­tés étaient dis­po­sés avec soin dans une bourse en peau de dau­phin qu’il por­tait au cou. Ensuite, il se ren­dait au vil­lage et les remet­tait solen­nel­le­ment au kiag­zu, le cui­si­nier-chef en quelque sorte, qui les cas­sait dans un superbe bol en émail (c’était la coquille gigan­tesque d’une huitre dorée – Leco­par­cel­lus Der­ne­cop­ta), les mélan­geait atten­ti­ve­ment et ver­sait aux familles le liquide jau­nâtre dans des coques de noix de coco. Hommes, femmes et enfants le buvaient cru à cœur joie.

Puis, un beau matin, alors qu’il quit­tait la plage avec sa récolte, un déni­ve­lé du sable désta­bi­li­sa fâcheu­se­ment Owken­du. Pour ne pas tré­bu­cher, tom­ber et cas­ser les œufs, il dut tordre son corps en quête d’un bref équi­libre salu­taire. Qu’il trou­va: il était jeune et souple. Mal­heu­reu­se­ment, ce fut au détri­ment de sa car­gai­son: ravi de l’avoir sau­vée, il ne se sou­cia point de véri­fier le conte­nu de la bourse et pour­sui­vi allè­gre­ment son che­min. Le len­de­main, en retour­nant sur ses pas pour la tour­née habi­tuelle, quelle ne fut sa sur­prise lorsqu’il aper­çut droit devant, intact, l’œuf qui était tom­bé lors de la séance acro­ba­tique de la veille ?! Enfin, plus ou moins intact: le bout poin­tu, tour­né vers le ciel, était cas­sé. Mais l’œuf, entier, était sage­ment logé dans une confor­table pochette de sable. Ému, Owken­du le ramas­sa déli­ca­te­ment, mit le ser­vice du matin entre paren­thèses, retour­na sitôt au vil­lage et le ten­dit au kiag­zu. Qui, lui, le posa sur une feuille de pal­mier, se dépê­cha de l’examiner atten­ti­ve­ment, le peser, le tour­ner, légè­re­ment le secouer puis, même, le retour­ner ! Même qu’accidenté à sa tête, l’œuf avait le bon poids. Il était donc plein, mais point de cou­ler ! Les deux hommes se regar­dèrent sans com­prendre. C’est là que le cui­si­nier-chef, plus âgé, prit le tau­reau par les cornes et se mit à écar­ter len­te­ment les quelques éclats de la coque. Sur quoi, ses yeux s’ouvrirent comme lors de la nais­sance de ses jumeaux. Ce qu’il voyait était magique. Plus ferme, le jaune était encore jaune, alors qu’autour, l’habituel bain lim­pide n’y était plus. À la place, un mate­las blanc ferme comme le noyau jaune. Un peu. Pas trop.

Les deux se regar­dèrent à nou­veau, per­plexes. Le cui­si­nier-chef prit alors son cou­rage à deux mains, trem­pa hési­tant l’index et le majeur dans la coque, en sor­tit une masse jaune-blanche qui y tenait à peine, four­ra les deux doigts dans la bouche et… se figea,  fer­mant len­te­ment les yeux. Seule­ment sa mâchoire bou­geait à peine, alors que les traits de son visage se déten­daient. Owken­du flai­rait l’extase. Quoi qu’il en soit, la mâchoire arrê­tée et l’extase pas­sé, le kiag­zu ouvrit les pau­pières, attra­pa des deux mains l’œuf en ava­lant avide tout son conte­nu à larges gor­gées. La suite se devine. Le géant reprit sa tâche, modi­fiée, en creu­sant de petits trous sur la plage pour en y dis­po­ser métho­di­que­ment les œufs récol­tés, tout en les recou­vrant de sable afin de les cacher et les pro­té­ger ain­si de leurs géni­teurs, mais des pillards aus­si. Il faut dire qu’en ce temps-là de l’année, un jour entier sous le soleil de l’Équateur la tem­pé­ra­ture de l’air atteint sans pro­blème 45°C, et celle du sable 55°, si ce n’est 60. Mère Nature avait ain­si offert à l’homme l’idée de l’œuf logi­que­ment mou, moyen­ne­ment cuit.

L’habitude de l’œuf à la coque d’albatros (ou de l’œuf d’albatros à la coque) devint vite la fier­té du hameau, ensuite de l’archipel, pour s’établir au cours des temps comme une tra­di­tion propre à tout le Paci­fique Sud. À l’époque de Socrate, Démo­crite, Aris­tote et Alexandre le Grand, sur un atoll per­du au milieu de l’océan, à des mil­liers de lieues du “monde clas­sique”, un indi­gène pri­mi­tif décou­vrit donc un plat des plus exquis et simples à mijo­ter. Deux mille ans ont dû pas­ser pour qu’un galion de la marine anglaise s’aventure dans ces eaux-là. Une fois l’équipage à terre, un gar­çon appren­ti canon­nier appe­lé Aud­ley Jen­sen-Mol put dis­tin­guer des autoch­tones tenant entre leurs jambes de grands œufs un brin sales, blan­châtres. Ils pui­saient dedans avec délice au moyen de cuillères en bois. Tout intri­gué, il cou­rut annon­cer la nou­velle au pre­mier canon­nier, qui l’annonça au navi­ga­teur, qui l’apporta au capi­taine. Ce fut le signal de départ pour l’expansion pla­né­taire de l’œuf – de poule, de canard, d’oie, de pin­tade – à la coque.

*

Si cette his­toire a pu être racon­tée, c’est grâce au choix de cet Aud­ley de prendre domi­cile sur l’atoll, prendre le nou­veau nom de Nuniing­vyu, prendre comme épouse Yin­gna­zane et apprendre l’idiome local, ensuite à son assi­dui­té de trou­ver l’origine de cette décou­verte. Tâche dif­fi­cile dans un trou sans langue écrite, mais lar­ge­ment allé­gée par une mémoire orale col­lec­tive pro­di­gieuse. Son manus­crit, au départ confié en échange de gîte et nour­ri­ture à un barou­deur sur­nom­mé Le Pétard, échoué dans ce coin on ne sait pas quand et com­ment, pas­sa ensuite de main en main pour être fina­le­ment récu­pé­ré par les Archives Natio­nales, où il a été pos­sible de l’étudier pour dres­ser l’histoire de l’œuf à la coque.

La scie

Le siècle est IV (av. J.-C.). Aus­si. Envi­ron. L’endroit est plus au sud, soit dans la mer de Tas­man, à dis­tance plus ou mois égale de l’Australie, de la Nou­velle-Zélande et de la Nou­velle-Calé­do­nie. C’est l’île Nor­folk. Le décou­vreur est Wana­kat­choubwe, encore un autoch­tone sauf qu’il est plon­geur lui, plus âgé d’une fra­trie de quatre. Son occu­pa­tion est de pour­voir en nour­ri­ture marine sa famille – mère, un jeune frère et deux petites sœurs. Il a quinze ans, notre plon­geur. Il a repris le métier de son père, hap­pé il n’y a pas si long­temps par l’océan. C’est un jour des plus ordi­naires. Avant de s’y lan­cer depuis un rocher qui s’avance dans les eaux, il se munit comme à son habi­tude de la dague en épine de requin et du filet en réseau d’algues trans­lu­cides. L’eau est claire et la pêche bonne: il y fourre des poulpes, des crabes et des huitres. Il y en a bien assez pour toute la famille et même pour ses voi­sins. Wana­kat­choubwe décide de prendre l’air. Mais, tout à coup, c’est la nuit qui vient d’un coup: une vaste obs­cu­ri­té s’installe par des­sus sa tête. Il ne com­prend rien. Trop peur pour remon­ter et véri­fier, alors il reste immo­bile. L’ombre aus­si. Mais bien­tôt l’air vient à man­quer. Il essaie fol­le­ment d’échapper au noir, mais le noir bouge avec lui. C’est l’effroi. Au point de cou­ler, l’ombre s’éclipse sou­dain comme par magie et l’eau s’illumine. Avec ses der­nières forces il s’écroule dans le sable, exsangue, le filet à côté.

L’affaire fait vite le tour du bled. Le len­de­main, ils étaient trois à redes­cendre avec Wana­kat­choubwe, et plus cos­tauds que lui, armés à qui mieux mieux. Par chance, si on peut dire, l’ombre se poin­ta à nou­veau des­sus. Un ins­tant d’effroi et ils s’élancèrent tous avec force et vitesse, qui avec ses pieux en roseau, qui avec son har­pon en bam­bou, qui avec son poi­gnard en silex et pour finir le gar­çon avec sa dague en épine de requin. C’est une marée de sang qui les cou­vrit aus­si­tôt, dans un tapage qu’on aurait dit la sai­son des typhons. Ils eurent le plus grand mal à sor­tir de l’eau ce monstre qui, une fois traî­né sur la plage, occu­pait la sur­face d’une hutte entière et pesait autant que la moi­tié des habi­tants du vil­lage. Des siècles après, un sué­dois lui don­na un nom: Pris­tis Pris­tis. C’était un spé­ci­men majeur de pois­son-scie com­mun de la famille des raies de mer. Ain­si débute l’histoire de la scie égoïne.

Disons d’emblée que l’énorme épe­ron de la créa­ture dépas­sait Wana­kat­choubwe éten­du sur la plage. Il n’en fal­lut pas trop pour que le vil­lage entier dépèce et mange l’animal. Sa viande était bonne. Mais sur­tout, son tro­phée fut vite sépa­ré du corps et mis à lourde contri­bu­tion. Adieu les radeaux chao­tiques com­po­sés de vieux troncs d’arbres pour­ris abat­tus par les vents, les paillotes recou­vertes de roseaux de toutes les lon­gueurs, les lances sans fin en bam­bou qu’à peine homme pou­vait tenir. Bon­jour les clô­tures par­fai­te­ment ali­gnées, les bûches à jeter dans le feu, les radeaux par­fai­te­ment pro­por­tion­nés. Le rostre du pois­son fit donc tout ce tra­vail à mer­veille. Mais à force d’accomplir sans relâche les tâches les plus variées, il per­dit ses crocs, au point qu’à la longue, com­plè­te­ment éden­té, il devint bon à rien, sauf pour sépa­rer la chair. Et par le plus grand des mal­heurs, aucun autre spé­ci­men, vieux ou jeune, ne se pré­sen­ta depuis dans la zone. Que faire ?!…

Pous­sée par la détresse, jaillit de la tête d’Wanakatchoubwe – à pré­sent jeune homme dans sa plé­ni­tude – l’idée qui allait lan­cer des occu­pa­tions aus­si diverses que la construc­tion, la menui­se­rie, l’ébénisterie, la ser­ru­re­rie, entre moult autres. Il prit l’éperon usé et, muni de sa dague affi­lée tel un rasoir, se mit à tran­cher dans la pointe vieillie du pois­son, en ayant l’original comme modèle. Des coupes à inter­valles régu­liers, comme des dents en forme de notre lettre V, rap­pro­chées, d’égales lar­geur et pro­fon­deur. Il en fit une cin­quan­taine sur chaque bord, oppo­sées, une cen­taine au total. Lorsqu’il se pré­sen­ta avec l’objet devant les vieux du vil­lage, ce fut d’abord la conster­na­tion, sui­vie du doute, et pour finir ce fut l’euphorie. Le reste est désor­mais connu. L’outil se répan­dit tout le long de la côte du Paci­fique, puis il fut impor­té au Vieux (puis au Nou­veau) Monde et, de là, il gagna la Terre entière.

*

Taillée dans sa roche pré­fé­rée, une effi­gie quelque peu naïve mon­trant le décou­vreur et un pois­son-scie avec l’inscription en créole “Wana­kat­choubwe POIS­SON SCIE ICI” put être vue très long­temps près de Point Hun­ter, sur la côte sud de l’île. C’était sans doute la révé­rence de ses contem­po­rains – à l’homme tout comme à l’animal. Hélas, d’avoir été tant mal­trai­tée par les vents, les vagues et les tou­ristes, der­niè­re­ment on peut à peine la devi­ner. Sa légende en revanche, res­tée tou­jours vivante, a réus­si à triom­pher des vents, des vagues et des tou­ristes. Et du temps.

Le toast

La révé­la­tion de ce qui est deve­nu une authen­tique ins­ti­tu­tion est un fait beau­coup plus récent. Long­temps objet de culte, aimé, adu­lé, véné­ré, ado­ré, sujet de rituels ini­tia­tiques, offert comme tro­phée, le simple pain de blé béné­fi­cie – avec le vin – d’un sta­tut par­ti­cu­lier dans l’existence de l’homme. L’événement eut lieu le 15 octobre de l’année 1066, au len­de­main matin du com­bat qui se dérou­la près de la ville de Has­tings, sur le lit­to­ral méri­dio­nal de l’Angleterre. L’épisode était quel­conque. L’alizé agi­tait les fleurs, les buis­sons et les feuilles des arbres. Les sol­dats de Guillaume le Conqué­rant, duc de Nor­man­die, pre­naient du bon temps après avoir écra­sé les Saxons et abat­tu leur roi. De grosses poches de vin bon mar­ché cir­cu­laient, se vidant à grande vitesse, moi­tié sur les cottes de mailles. Loin des che­vaux, des bles­sés, des estro­piés et des mou­rants, l’euphorie, la faim et la soif se par­ta­geaient l’ambiance auprès de lits de braise d’où – sur des bou­cliers en fer, sacri­fiés – des san­gliers et des che­vreuils char­cu­tés levaient une odeur à faire tom­ber tout guer­rier. Le pain, on l’a vu – pré­cieux, était rare, ain­si était-il réser­vé à quelques nobles com­man­dants. Et jus­te­ment, il s’avère qu’à ce moment-là, Eus­tache II, comte de Bou­logne, accom­pa­gné par son trou­pier char­gé comme une mule, ins­pec­tait les Nor­mands au repos. Les plus diverses den­rées, aus­si bien que des affaires cou­rantes du comte, débor­daient de cette large hotte que l’homme por­tait au dos. Du coup, les sol­dats se tour­nèrent vers leur chef. Au signal, il le saluèrent droits sur les  jambes. Aucun ne remar­qua donc le mor­ceau de pain tom­bé de la besace sur le bou­clier brû­lant et sitôt ren­ver­sé par un coup de vent. Der­rière le conte, le trou­pier posa affo­lé la hotte, sai­sit la miche avec la pointe de l’épée mais hor­reur! – le pain était pas­sé gri­sâtre. Brû­lé, évi­dem­ment. De ses yeux bleus, le sei­gneur per­ça l’homme, qui tom­ba à terre en lui offrant l’épée, tro­phée cra­mé au bout. Les sol­dats fixaient pétri­fiés leurs bottes. Eus­tache prit le fer en silence, l’air offi­ciel, éva­lua un long moment le frag­ment ter­ni, le reni­fla, le tour­na, le retour­na, le piqua, le tou­cha, et finit par le pin­cer dis­crè­te­ment du bout des dents. Un fris­son tra­ver­sa le groupe, mais le conte avait l’air d’apprécier la morce. Preuve: il prit une autre, puis une autre, mâchouillant les yeux plis­sés. Le cli­mat se relâ­cha lorsqu’il bais­sa la pointe de l’épée au des­sus du feu, tro­phée tou­jours en place, le tour­nant len­te­ment de tous les côtés. Il n’attendit pas long­temps, rele­va son fer pour ten­ter une nou­velle pin­cette. Et une seconde. Le sieur sem­blait conquis et tel fut aus­si le cas de son supé­rieur, Guillaume le Conqué­rant, qu’il conquit par une démons­tra­tion en grande pompe. En ce jour de gloire-là donc, l’armée des nor­mands, tout en met­tant la main sur des terres plus vastes que leur propre duché, décou­vrit l’expression suprême de cette den­rée déjà culte: le pain de blé.

Tapis­se­rie de Bayeux – Scène 55 (détail) – Eustache

Pen­dant près d’un mil­lé­naire, les moyens et tech­niques pour le pro­duire eurent le temps d’évoluer. Au départ se fut direc­te­ment sur les tisons ardents qu’on y met­tait des mor­ceaux entiers. Puis un écuyer vif d’esprit jeta un caillou dans la braise et y ran­gea les bouts de pain. Des années plus tard vînt un for­ge­ron saxon qui eut l’idée de rem­pla­cer la pierre par un fer plat. Ce pro­cé­dé fut ensuite per­fec­tion­né en y posant des­sus une ran­gée ver­ti­cale de pierres plates ramas­sées dans les rivières. On fichait un mor­ceau chaque deuxième pierre. Gain de temps et de qua­li­té. Assez vite, les pierres furent sup­plan­tées par des fers, tou­jours plats, puis par des grilles tres­sées, qui se sub­sti­tuèrent aus­si au fer de base, ce qui pour finir avait l’air d’une grande peigne, très lourde mais très pra­tique. Cet assem­blage tra­ver­sa les époques sans grands chan­ge­ments et il fal­lut attendre les années 1900 pour que – grâce à l’électricité – il puisse enre­gis­trer l’avancée la plus spec­ta­cu­laire. Le prin­cipe moderne du grille-pain uni­ver­sel était né et, avec lui, l’apogée du toast (voire du pain cra­mé) comme pur évé­ne­ment. Certes, les amé­lio­ra­tions appor­tées depuis res­tent signi­fi­ca­tives, sans pour autant être révo­lu­tion­naires. Hor­mis d’avoir sor­ti et géné­ra­li­sé la ver­sion auto­ma­tique bon­dis­sante, l’on s’est sur­tout occu­pé de ce qui peut être vu comme une norme: pain de mie, donc mou, car­ré, le côté entre 10 et 15 cm, par tranches épaisses de 0.8 à 1.2 cm, à base tou­jours de blé, mais éga­le­ment de seigle.

*

Toast caviar dans une main, coupe de cham­pagne dans l’autre, il sied donc de conclure le récit sur l’origine du toast en levant solen­nel­le­ment la coupe comme cela se doit lors de tout éloge, pour por­ter un toast en hon­neur de ce grand vision­naire que fut Eus­tache II, dit aus­si Eus­tache aux longues mous­taches, comte de Bou­logne. La preuve de sa révé­la­tion est enca­drée sous verre au Cabi­net Royal d’estampes, dans la salle réser­vée aux manuscrits.

La colle

Rien ou presque du monde autour ne serait comme cela se voit et se pra­tique de nos jours si une fillette du nom de Zabel n’avait été sur­prise par un violent orage et ne cher­chât à se réfu­gier dans un repaire d’abord, d’où elle fut vite chas­sée par les bes­tioles de la terre, et ensuite sous un arbre cen­te­naire qui se tenait des­sus. L’événement s’est pas­sé à la même époque – qui pour­rait s’appeler à juste titre “l’âge d’or de la décou­verte”, si ce n’est qu’il est l’an de dis­grâce 1054 où l’Église de Christ se bri­sa en deux moi­tiés, dos à dos depuis. Avec son petit frère Poghos, 5 ans, Zabel, 12, était allée cueillir des bolets dans la forêt Dili­jan, près de son bled du même nom, en Armé­nie du nord. Cet été-là, des tor­rents d’eau et des ava­lanches de glace avaient effrayé la région, tuant les truites du lac, les volailles des basse-cours et noyant les enclos des por­che­ries. La nuit était des­cen­due en plein jour sur toute la nature, des éclairs rame­nant le jour pen­dant un seul ins­tant. Des ton­nerres à faire tom­ber le ciel. Quelques gouttes d’eau à rem­plir une par une les godets. Tout por­tait à croire que les cala­mi­tés étaient loin de s’arrêter. À rai­son, la fille devait trou­ver abri pour elle et son frère. Quelques ins­tants après s’être tapis au pied de l’arbre, les rivières d’eau se mirent de nou­veau à tom­ber. Mal­gré son âge, c’était un très haut, gros et dense coni­fère. Pour­tant, les gouttes d’eau étaient encore plus denses que la masse d’aiguilles. Ain­si, bien­tôt la pluie l’emporta sur la défense verte. Pire, sur ce flanc de col­line-là ça ruis­se­lait de par­tout. Poghos par terre entre ses jambes san­glant affo­lé et trem­pé le panier d’osier rem­pli de cham­pi­gnons, Zabel dû recu­ler encore plus vers le tronc. Pas assez pour autant puisque vînt la grêle avec le vent. Les boules de glaces ne tom­baient dès lors point ver­ti­ca­le­ment, à la régu­lière, mais frap­paient dans tous les sens. Il n’y avait donc plus qu’à se plan­ter le dos au bois et tirer avec elle le petit frère qui pleurait.

Les deux enfants y pas­sèrent un bon quart heure mouillés à l’os, bar­bouillés par la boue, para­ly­sés par la peur et tran­sis par le froid. Et puis, en un rien de temps, la tem­pête ces­sa, le jour se leva à nou­veau et le soleil rem­plit toute la nature. Plus un seul bolet indemne dans le panier. Ils n’osaient pas ima­gi­ner que pour ce jour-là c’était bien fini. Encore effa­ré, Poghos se retour­na vers sa grande sœur pour avoir confir­ma­tion. Elle lui sou­rit à peine et vou­lut le sou­le­ver. Las ! Pas ques­tion de bou­ger: l’arbre la ser­rait dans ses bras. Per­plexe, Zabel essaya – en vain – d’échapper à la contrainte. “La forêt est notre amie, c’est un aver­tis­se­ment de ne pas s’en aller car le dan­ger demeure” se dit-elle un ins­tant. Mais le ciel était bleu et le soleil brillait. Encore un effort, sté­rile, et un autre sté­rile aus­si: ses bras bou­geaient, tan­dis que tout le reste de son corps res­tait atta­ché à l’arbre par sa longue robe, de même que ses che­veux. L’acharnement du bam­bin déses­pé­ré de la libé­rer, plus le sien, n’y chan­geait rien. Après moult essais affo­lés, ils se ren­dirent à l’évidence que la fille était pri­son­nière du tronc ami.

Et main­te­nant alors ? Entre détresse et rai­son, Zabel trou­va les mots pour inci­ter Poghos à cou­rir au vil­lage et cher­cher de l’aide. Dili­jan était à deux heures de marche et une de fugue pour le petit qui s’en acquit­ta sans même y pen­ser. Les yeux hors de tête, hale­tant, essouf­flé, il racon­ta le mal­heur comme il put à ses père et mère qui crurent que leur fils avait vu le croque-mitaine mais fina­le­ment admirent que quelque chose ne tour­nait pour­tant pas rond dans cette his­toire et sou­le­vèrent tout le vil­lage pour cou­rir à la forêt. Une longue chaîne humaine et des efforts déme­su­rés ne réus­sirent cepen­dant rien d’autre que d’arracher la fille à ses vête­ments, ce qui mit sitôt la foule dans l’embarras. Sa mère jetée à terre pour la cou­vrir, on dépê­cha un cour­sier pour retour­ner à la mai­son et reve­nir avec des habits. Ain­si, une demi heure plus tard, Zabel était à nou­veau en état, debout. La robe et une bonne par­tie de ses che­veux noirs pen­daient tou­jours au tronc du sapin.

Des jours durant il en fal­lut plus d’un cha­man pour se ris­quer – sans suc­cès – à péné­trer le mys­tère du vête­ment et des che­veux res­tés enla­cés par l’arbre sans bras. À ce stade du récit il convient de pré­ci­ser qu’il s’agissait d’un sapin (Abies cili­ci­ca) dont le tronc, les branches et les aiguilles suin­taient une quan­ti­té étran­ge­ment éle­vée d’un liquide ambré. Au cours de leur essais, divers savants obser­vèrent que pra­ti­que­ment tout objet – glaive, botte, essieu – appli­qué sim­ple­ment mais fran­che­ment contre le tronc, y res­tait atta­ché. L’énigme tra­vailla la col­lec­ti­vi­té jusqu’à ce que Hachik,  esprit har­di, osa cou­per sec une petite branche dégou­li­nante et la jeta dans un chau­dron avec de l’eau à bouillir. Peu après, l’eau et le liquide jaune – brû­lants – étaient sépa­rés net. L’homme ver­sa l’eau d’un côté et le liquide jaune d’un autre, le lais­sant refroi­dir dans un pot de terre. Le soir, une espèce de pâte assez molle s’y trou­vait. Hachik prit deux planches de bois, les badi­geon­na avec cette mélasse et les pres­sa ensemble. À l’aube, le plus cos­taud du vil­lage essaya de défaire l’assemblage. Ce ne fut que peine perdue.

*

Sans être mage, cha­man ou sor­cier, Hachik fut un des pre­miers vrais chi­mistes. Pen­dant long­temps, l’occupation de la résine de sapin pro­gres­sa dans la région du Tavush. Ain­si, les gens du coin furent les seuls à pro­fi­ter de leur décou­verte dans la vie de tous les jours. La colle arti­sa­nale rem­pla­ça avan­ta­geu­se­ment cordes, clous et autres bri­co­lages plus ou moins esthé­tiques, effi­caces ou pré­cis. Plus de sept siècles après, un émi­gré fran­çais au Nou­veau Monde éla­bo­ra le pro­duit indus­triel que l’on connaît et utilise.

[26 juin 2022]

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