Ode aux vies héroïques de Råde et de ses voisins, jusqu’au-delà de la mort

Catégorie: Fiction
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Råde est un radis dur. Ce conte conte sa vie. Courte mais rude.

Elle com­mence dans le noir le plus abso­lu. Par­tout ça grouille, ça mirouille, ça fris­souille, ça four­mille et tant que c’est sec, c’est chaud, avant que de temps à autre un déluge ne lui tombe des­sus, après quoi ça gre­lotte, car c’est humide à foi­son. Au début, Råde n’est qu’un grain de vie qui doit déjà com­battre les agres­seurs autour. Ils sont les uns plus voraces que les autres. S’il est vrai que nombre de ses enne­mis sont fau­chés par les poi­sons qui se déversent du ciel, arrivent jusqu’à lui et l’épargnent, il n’en reste pas moins que le petit doit user de moult astuces afin de res­ter en vie. Preuve le nombre de ses sem­blables voi­sins qui ont fini dans les intes­tins de ces insa­tiables pré­da­teurs. C’est sous ces aus­pices qu’il com­mence à per­cer la lumière du soleil. Jour après nuit, le soleil se lève et se couche, et bien­tôt Råde se met à mûrir.

Et à gon­fler. Et encore. Vas-y. Et à rou­gir. Et à bien res­pi­rer. Et sur­tout, à voir. Car il a un fais­ceau de péri­scopes verts et déli­cats, lui. Ce sont eux qui lui font suivre le cycle solaire et qui signalent quand vient le temps de se cou­cher et ensuite de se réveiller. En échange, Råde leur donne à man­ger. Il n’y a rien à dire: c’est une rela­tion mutuelle équi­li­brée et cor­recte qui s’étale sur plu­sieurs semaines. Et voi­là que sou­dain, lorsqu’il lui semble que la vie avance pour le mieux dans le meilleur des mondes pos­sibles, crack ! tout s’arrête d’un coup. Enfin, pas exac­te­ment, puisque ses péri­scopes auront déjà son­né l’alarme d’un dan­ger qui approche.

Le dan­ger s’appelle Dušan. Dušan est un ins­ti­tu­teur qui cultive dans son pota­ger des tomates, des oignons, des cour­gettes, de l’ail, des poi­vrons et des radis, puisqu’il adore les salades. Il en pro­fite aus­si pour expo­ser à ses élèves les règles pre­mières pour savoir soi­gner les plantes comes­tibles. Cela se passe lors de leçons vouées aux sciences de la nature, lorsque Dušan et les enfants pré­parent des mélanges bien frais. En temps vou­lu, les same­dis et les jours fériés le plus sou­vent, il enlève ses chaus­sures, chope gants, truelle, ciseaux, un petit cou­teau affu­té tel un rasoir et un grand bol en plas­tique, puis s’engage ain­si, pru­dem­ment, pieds nus, dans la pre­mière allée paral­lèle de sa pré­cieuse plantation.

C’est à ce moment-là que les antennes de Råde se dressent et trans­mettent aus­si­tôt un bref signal aux péri­scopes verts, qui, eux, scrutent l’ensemble du jar­din et donnent très vite l’alerte en fré­mis­sant for­te­ment, même qu’au ras de la terre le vent à peine s’il fait remuer fleurs et feuilles. Et du coup le vent sou­ter­rain de panique déferle sur Råde et sur ses voi­sins, radis ou non. Et bien que Dušan avance avec une infi­nie pré­cau­tion droit au milieu des allées afin de ne pas écra­ser sous ses pieds péri­scopes et autres ins­tru­ments d’observation, la dure réa­li­té est là: pour les plantes, l’instituteur n’est qu’un sadique et ce qui sui­vra sera un massacre.

Admet­tons que cette per­cep­tion n’est pas entiè­re­ment fausse. Dušan a beau devoir nour­rir sa per­sonne ain­si que sa famille. Sa démarche péda­go­gique auprès des élèves est tout sauf blâ­mable. Cepen­dant, pour les prin­ci­pales inté­res­sées, le son de cloche est autre. L’heure ultime approche. Dušan s’accroupit. Avec la truelle dans sa main gigan­tesque, il creuse la terre autour de Sal­ma, la chi­co­rée fri­sée, puis coupe sa racine, l’arrache de son lit et la jette dans le grand bol en plas­tique. Et ça conti­nue de la sorte durant d’interminables minutes. Auber­gines – Audrey, Aus­tin, carottes – Camille, Karim, Carole, aneth – Anna, Antoine, Angèle, et bien d’autres, toutes y passent aus­si. Entre temps, les péri­scopes verts de Råde ont juste le loi­sir de vite jau­nir et de se cou­cher à terre, his­toire de simu­ler la nau­sée et d’éviter ain­si le coup final. Mais l’envie de Dušan de se pré­pa­rer une riche salade mixte l’emporte.

Coups de truelle – un, deux, trois, quatre, déga­ge­ment autour. D’un geste, la colos­sale main gauche empoigne tous les péri­scopes verts et les secoue fré­né­ti­que­ment. (Leur ruse fut vaine.) Råde s’accrochant de toutes ses forces à sa chaude demeure dans le sol vaseux, c’est l’immense main droite qui abat la truelle tel l’éclair, la plante en des­sous de notre radis, le sou­le­vant comme un rien et hop!, après un court vol pla­né, il le lance dans le même bol où les voi­sins se tordent et gémissent depuis déjà un long moment.

Nous voi­là ain­si devant le début d’une fin tris­te­ment annoncée.

Car la souf­france est grande. Sans la nour­ri­ture de la glèbe, tel des pois­sons hors de l’eau, toute cette macé­doine se fane et se meurt. Sachant cela, Dušan se dépêche d’achever au plus vite son sac­cage pour gagner l’abattoir – sa cui­sine. Le bour­reau ramasse les usten­siles et prend ses jambes à son cou tou­jours en évi­tant de broyer les res­ca­pés du jour sous les plantes des pieds. Le pot en plas­tique est à pré­sent sur la table, à côté d’un autre bol en céra­mique, encore plus grand, déjà pré­vu. Aus­si qu’une épaisse planche en bois qui sert d’échafaud et un énorme cou­teau d’acier qui brille de milles éclairs – la guillo­tine. Le monstre est fin prêt.

Tou­te­fois pas avant l’obligatoire séquence sani­taire. Un tor­rent froid et bruyant sur­git de nulle part. Un par un, chaque voi­sin y passe. Cer­tains sont écar­te­lés net, alors qu’à d’autres on coupe sec feuilles ou racines, ou encore les deux. Råde est tout sim­ple­ment téta­ni­sé: jamais n’aurait-il ima­gi­né une telle bar­ba­rie de la part de quelqu’un qui, somme toute, les avait si atten­ti­ve­ment soi­gné, nour­ri et abri­té. Mais à pré­sent force lui est de devoir relâ­cher sou­dain ses douces illu­sions pour se faire en revanche à l’idée que tout n’était qu’atroce comé­die mon­tée par une canaille pieds nus.

Et le voi­là pous­sé sous les trombes d’une Nia­ga­ra qui se déverse du ciel. Assor­tie d’une espèce de trem­ble­ment de terre qui le fait gicler dans tous les sens, l’eau gla­cée pul­vé­rise les der­niers bribes de terre moite qui collent à la peau gre­nat de son corps dodu: dès lors, Råde est nu mais propre. La cas­cade s’arrête comme par magie et lui, trempe, s’écroule sur un large pla­teau dur, gris et froid au milieu de ses voi­sines, l’une plus estro­piée que l’autre. Le doute n’est plus per­mis: l’heure du coup final est là. Råde pleure.

Mais comme dit la chan­son 1:

Das Radies­chen es hat Tränen

Die jetzt lau­fen vom Gesicht.

Ist der Råde nass durch Wasser

So die Trä­nen sieht man nicht 2.

Par des chocs courts, accé­lé­rés et régu­liers, la lame brillante de l’énorme cou­teau d’acier s’abat d’abord sur Sal­ma. Son corps frêle est aus­si­tôt dépe­cé en d’innombrables menus mor­ceaux. Ses cris deviennent bien­tôt des sou­pirs, vite inau­dibles. Sal­ma n’est plus, si ce n’est par ses membres mor­ce­lés qui pal­pitent misé­ra­ble­ment dans le pot en céra­mique. Suivent Camille, Karim, Carole, Cos­ta, Conrad – les cor­ni­chons, Tomas et Tobias – les tomates, Paul – le poi­vron, toutes déchi­que­tées, décom­po­sées, déca­pi­tées, détruites, démem­brées. Comme sur le plus déso­lant des champs de bataille, dans le pot en céra­mique c’est la mère de tous les car­nages. Les anges de la mort grouillent par­tout, unis­sant tous ces mar­tyrs dans un hur­le­ment muet qui tente de s’élever mais dont le géant Dušan ne se sou­cie guère, occu­pé qu’il est à chan­ton­ner l’hymne natio­nal, la tête à sa future salade mêlée. Arrive le tour de Råde.

Arra­ché du bol en plas­tique, un coup de lame tranche antennes et péri­scopes, puis sec­tionne sa jambe. La dou­leur est atroce. À tra­vers ses yeux embués, il a juste le temps de les voir dis­pa­raître dans un immense fos­sé noir où – pêle-mêle – git un tas de ce qui fut son voi­si­nage il y a même pas vingt minutes en arrière: c’est la boîte d’ordures et ce sont les restes jetables de ce voi­si­nage, désor­mais tré­pas­sé. Sur cette odieuse et der­nière consta­ta­tion, Råde perd ses esprits. Et bien lui prend, puisque n’ayant pas du temps à perdre dans de telles consi­dé­ra­tions futiles, le bour­reau écar­tèle sur le champs le radis en deux, ensuite en quatre, et pour finir le hache à grande vitesse en plu­sieurs fines tranches d’égale épais­seur. Tel que nous l’avons connu, à pré­sent Råde tient ain­si du pas­sé. Mais sa vie conti­nue, car cha­cun de ses mor­ceaux porte en soi l’image de l’entier, son iden­ti­té et unique et irremplaçable.

Ce long rituel macabre ne s’achève qu’à la der­nière com­po­sante fine­ment mas­sa­crée: Angèle, la touffe d’aneth. L’instituteur est com­blé: la salade prend enfin corps et consis­tance. Vient donc la séquence si pré­cieuse de l’assaisonnement. Eau, sel, poivre, huile, mou­tarde et yaourt unissent leurs ver­tus pour don­ner nais­sance à ce mélange savant et sub­til qui fait sa fier­té: la sauce Dušan. Ces com­po­santes étant décé­dées depuis belle lurette, une crise de conscience n’est plus de rigueur. Elle ne s’est pas mani­fes­tée pour ses propres légumes, alors pour quelle rai­son la subir vis-à-vis de ces ingré­dients venus d’ailleurs ?! Une dizaine de coups de fouets régu­liers plus tard, voi­là le liquide jau­nâtre, onc­tueux, homo­gène et savou­reux prêt à sub­mer­ger les vic­times du pot en céramique.

Un tor­rent de lave fraîche et livide recouvre l’hécatombe sur le champ de bataille. Les miettes des infirmes retiennent tant bien que mal leur souffle pour ne pas suf­fo­quer. Heu­reu­se­ment, le flot y trouve sont che­min, de sorte que très vite chaque estro­pié est seule­ment à peine cou­vert d’une mince couche de sauce Dušan. Res­pi­rer est de nou­veau pos­sible, mais pas pour long­temps, car de ter­ribles rafales com­mencent à les jeter vio­lem­ment dans tous les sens, comme un canot en détresse frap­pé par les vagues. Deux outils monu­men­taux noirs, une fourche et une louche, assurent la cohé­rence du tout. L’orage n’en finit plus. Tout ce monde est fati­gué: meur­trier et vic­times. Enfin, l’harmonie atteinte, cha­cun des acteurs appré­cie le calme qui s’installe. Il est presque midi, il fait chaud et le soleil est haut, pour­tant l’obscurité des­cend sur le col­lec­tif du pot en céra­mique et du coup il fait froid. Enten­dons qu’une ser­viette vient de le cou­vrir et que le tout est mis à +5°C.

Peu après, un tumulte infer­nal s’installe. La famille de Dušan – grands parents, femme et deux enfants en bas âge – a faim car c’est l’heure du repas. Ça parle, ça coupe et ça entre­coupe dans un brou­ha­ha joyeux dépas­sé uni­que­ment par le bruit des chaises.

– Maman, papa, on a quoi à man­ger aujourd’hui ?

– Deman­dez papa. [Papa c’est Dušan.]

-Papa, dis, on mange quoi aujourd’hui ?

-Papaaa…

Et paf! silence. Cris­se­ment, lumière froide, vol bref, atter­ris­sage. Ser­viette enle­vée, et c’est un bain de soleil qui se déverse sur le pot en céra­mique au milieu d’un hour­ra géné­ral avec des yeux grands ouverts et des bouches béantes. Les regards avides des six visages déme­su­rés dévorent déjà le somp­tueux mets dušanesque.

Tel le godet d’un exca­va­teur creu­sant la terre, la louche sonde la com­po­si­tion et alloue à cha­cun le même mélange har­mo­nieux. Les por­tions se déversent donc dans les assiettes et c’est la ruée. Des bouts sau­cés de Tobias, Rado­slav, Karim, Paul, Constan­tin, Angèle, Camille, sont empa­lés à tour de rôle avec des fourches à quatre pieux, tan­dis que des mor­ceaux de Conrad, Tomas, Anna, Poe et d’autres sont amas­sés avec de grosses cuillères métal­liques. Leurs tra­cés sont cepen­dant iden­tiques, puisqu’elles sont toutes emme­nées dans des grottes mons­trueuses, noires et humides, où de grandes roches blanches se mettent à les broyer sans pitié. C’est pile lors de ce long cau­che­mar et pré­ci­sé­ment à cet endroit ter­ri­fiant-là que leurs des­tins fusionnent tota­le­ment et à jamais, que nul ne sait plus qui il fut et – cas échéant – qui il est tou­jours. Et toute cette hor­reur au délice de la famille Dušan Dankovitch.

L’holocauste ter­mi­né, nos héroïnes se retrouvent muées en une seule espèce de pâte gluante et homo­gène qui, par un sou­bre­saut expert, s’engouffre le long d’un tobog­gan ver­ti­cal, étroit et (sans sur­prise) noir, pour enfin s’écraser dans une grotte encore plus sinistre, plus grande et plus noire, où d’autres matières infectes – limo­nade, pain, féta, lol­li­pops – leur tombent des­sus. Pen­ser que mal­gré cette suc­ces­sion de mal­heurs et après tant de sup­plices ils auront trou­vé la paix finale ? Non, erreur: le plus dur commence.

Ce lieu funeste concentre quan­ti­té de fluides dévo­ra­teurs dont le but unique est d’extirper tout ce qu’il y a de mieux dans cette com­po­si­tion sub­tile et homo­gène, comme par ailleurs dans tous les pro­duits qui y sont pré­sents, pour conduire le résul­tat de ce pillage (appe­lons un chat, un chat) vers d’autres hori­zons secrets. Ici débute un par­cours lent et tor­tueux, truf­fé constam­ment de vio­lences, dans un obs­cur boyau inter­mi­nable où Råde côtoie le café, l’omelette, le yaourt, le pain, le kebab, la bière, le bacla­va… Pour­tant le plus affli­geant sur cet iti­né­raire de cau­che­mar sont les muta­tions constantes et suc­ces­sives impo­sées sans aucun consen­te­ment préa­lable aux héroïnes de cette his­toire, Råde en tête. Et l’issue de cet into­lé­rable périple se trouve dans le boyau de loin le plus large, où – hor­reur ! – tout devient méconnaissable.

Cette hideuse conver­sion est abso­lue. Qua­li­té, odeur, cou­leur, aspect et nature sont tou­chées. Iden­ti­tés uniques au départ, mues en une pâte uni­forme mais noble et à la fin réduites à un infecte quelque chose, toutes ces Tobias, Sal­ma, Anna, Conrad, Angèle, Poe, Rado­slav, Karim, Camille, Antoine, Constan­tin, Tomas, Paul… et tout d’abord Råde, sont les sol­dates incon­nues qui se vouent dans l’anonymat pour notre plai­sir et confort. Même si en fin de par­cours elles répondent encore Pré­sent! quelque part dans le flux nau­séa­bond – puisqu’elles en consti­tuent la teneur même, c’est plu­tôt leur sou­ve­nir qui les fait résis­ter dans nos mémoires. 

*

Mais concluons plu­tôt avec ce qui est cen­sé être un épi­logue. L’ironie du sort veut qu’en toute fin de compte ce soit à tra­vers cette mélasse bru­nâtre et fétide que les restes infimes de nos héroïnes retrouvent la joie de l’air et de la lumière du jour par­mi des salves d’artillerie qui saluent cet apo­gée, sauf que pour un seul ins­tant seule­ment: car cette fois ce n’est plus la Nia­ga­ra qui leur tombe illi­co des­sus, mais la vraie Inga 3 dix fois plus four­nie, qui les noient et les emmène jusqu’à l’océan (soit dans les bas­sins d’épuration), là où elles se perdent pour dis­pa­raître dans l’oubli.

[31 mai 2022]

  1. Die Mori­tat von Mac­kie Mes­ser” dans la comé­die musi­cale “Die Drei­gro­sche­no­per” de Ber­tolt Brecht et Kurt Weill (1928) reprise en 2009 par le groupe Ramm­stein dans le refrain de “Hai­fisch” (Le requin).
  2. Le radis, lui, il a des larmes / Qui s’écoulent sur son visage / Mais comme il est tout mouillé / Per­sonne ne les voit, ses larmes.
  3. Plus grande cas­cade du monde.
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