Pierre et Métal

Catégorie: Fiction
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Ce qui suit est l’historique d’un entre­pre­neur et com­mer­çant exem­plaire. Ces deux acti­vi­tés com­plexes sont scru­pu­leu­se­ment expo­sées dans la stricte conti­nui­té, alors que la chro­no­lo­gie ne vit jamais le jour pour une rai­son qui sera livrée à la fin du récit.

≈400’000 av. J.-C.

Un homme décou­vrit par hasard un éclat de roche aigu et tran­chant. Soi­gneu­se­ment, il le posa de côté, à l’abri. Il le trou­va utile et s’en ser­vit de diverses façons, mais en cachette. À tel point utile, qu’il se mit à recher­cher de mêmes. Quelques jours après, il fit un bon tas. Il façon­na ces éclats à la force de ses bras pour obte­nir de plus cise­lés. Certes, tous ne furent pas iden­tiques mais seule­ment pareils. Fier de lui, c’est là qu’il fit venir les autres et leur mon­tra son avoir. Sur le champ ils en vou­lurent aus­si, mais pas ques­tion: dans son élan, il n’avait pas man­gé depuis, avait donc faim et s’exprima. Alors un autre appor­ta un che­vreuil et obtint en échange une écharde longue et affi­lée. Ain­si, cet homme 1 devint le pre­mier entre­pre­neur com­mer­çant connu.

S’écoulèrent ensuite envi­ron 300’000 années.

≈100’000 av. J.-C.

L’entreprise des éclats for­te­ment déve­lop­pée pen­dant toute cette période par la lignée de l’homme 1, il n’en res­tait pas moins évident que dans l’ensemble ces objets demeu­raient nota­ble­ment gros­siers. Des gestes d’adresse res­tèrent des lors long­temps inter­dits, mais vint le jour où, des­cen­dant droit de l’homme 1, l’homme 10’000 eut l’idée de cou­per une ramure des bois d’un cerf abat­tu, et comme le voca­bu­laire avait aus­si pro­gres­sé, il déci­da d’en faire ce qui depuis s’appela un sty­let, fin objet poin­tu pou­vant ser­vir à moult acti­vi­tés de grande méti­cu­lo­si­té et de haute précision.

Ain­si pas­sèrent les 80’000 années suivantes.

≈20’000 av. J.-C.

12’700 géné­ra­tions envi­ron après l’homme 1, l’offre de l’affaire fami­liale des objets acé­rés et piquants s’étoffa d’un coup lorsqu’un des reje­tons s’aventura d’attacher une telle lame au bout d’une tige de bam­bou. Il venait de créer le jave­lot, révo­lu­tion­nant et la chasse et la guerre, qui connut (la guerre) un suc­cès ful­gu­rant, se répan­dit à la vitesse de l’éclair et aug­men­ta de façon expo­nen­tielle autant la fabri­ca­tion que la dis­tri­bu­tion de ces outils.

18’000 années envi­ron se suc­cé­dèrent ensuite.

≈2’000 av. J.-C.

L’âge d’or du cuivre fut celui où l’expansion mon­diale de cette indus­trie créa la pre­mière mul­ti­na­tio­nale, grâce cette fois à une femme de carac­tère qui appar­te­nait à la géné­ra­tion 13’300 après l’homme 1. Alors que le feu était uti­li­sé depuis la nuit des temps pour juste se chauf­fer, éclai­rer et cuire le gibier, c’est elle qui créa la pre­mière fon­de­rie qui, à tra­vers les divers usten­siles fabri­qués, mit les bases d’une agri­cul­ture effi­cace. En même temps, elle lan­ça la pro­duc­tion d’armes beau­coup plus durables et redou­tables qu’auparavant.

Par la suite 1’000 années seule­ment passèrent.

≈700 av. J.-C.

Le nombre d’hommes ayant conti­nuel­le­ment aug­men­té, la quan­ti­té de guerres sui­vit pour engen­drer un nou­veau métier: mili­taire, avec son expres­sion la plus ache­vée – guer­rier. Lui deman­dait l’armement le plus sûr qui soit, et comme le cuivre s’était avé­ré trop mou, à la suite de recherches assi­dues menées dans la sec­tion R&D de l’entreprise, l’homme 13’340 déve­lop­pa la métal­lur­gie du fer – un maté­riau beau­coup plus résis­tant, avec point de fusion net­te­ment supé­rieur. En paral­lèle, il s’occupa éga­le­ment dans ses ate­liers du trai­te­ment de l’or, pour en créer la pre­mière mon­naie qu’il appe­la d’oral, deve­nue doral puis dol­lar par une vice pho­né­tique. C’est elle qui envoya le troc aux oubliettes de l’histoire et son trust au zénith de la pro­duc­tion et du rendement.

Près de 2’000 années s’écoulèrent ensuite.

≈1’200 apr. J.-C.

Le temps des croi­sades vit les pires conflits connus à l’époque et mar­qua le début de l’âge dit sombre, mais fit aus­si jaillir l’offre pour les objets d’attaque – épée, cou­teau, hachoir, bou­let, lance, ciseau, faux, flèche; de défense – cui­rasse, casque, bou­clier; enfin ména­gers, et de beau­té – gourde, mar­mite, four­chette, peigne. Pour la mul­ti­na­tio­nale encore debout car sti­mu­lée par les suc­cès des siècles d’avant, même que frap­pée par divers ravages, se fut simul­ta­né­ment une époque de sus­pen­sion de la recherche, tout comme de ren­for­ce­ment de son emprise sur ce mar­ché en plein essor. Ce furent les femmes et les hommes 13’341 à 13’404 qui tinrent ferme les rennes de l’affaire le long de ce temps ter­ri­ble­ment éprouvant.

S’écoulèrent ensuite à peu près 500 années.

≈1’700 apr. J.-C.

Le siècle dit des Lumières fut celui du grand bond en avant dans les domaines d’activité du trust. La machine à vapeur trans­for­ma à jamais le pro­ces­sus de fabri­ca­tion comme de trans­port des pro­duits. Le vul­gaire fer, vieux de 2500 ans, fut rem­pla­cé par le noble acier, pour une qua­li­té incom­pa­rable, lui-même vite aidé par l’inox. Dans l’emploi quo­ti­dien, les armes à feu se sub­sti­tuèrent peu à peu aux sabres, hal­le­bardes, haches et yata­gans. Entre temps deve­nue ano­nyme dans les mains de la même famille, la socié­té était pré­sente pour ain­si dire sur tous les fronts. Rares étaient les objets cou­rants autour qui ne sor­taient pas de ses ate­liers, à la seule condi­tion d’inclure un mini­mum de métal. D’ailleurs, des géants de la science comme Watt, Vol­ta et Frank­lin furent trois par­mi tous les élus finan­cés dans leurs tra­vaux par un des patrons de l’époque, qui pré­fé­ra de gar­der l’anonymat. Pour cette rai­son, il est connu comme l’homme 13’458.

Moins de 400 années pas­sèrent ensuite et…

≈2’000 apr. J.-C.

…L’inconcevable eut lieu! La face du monde avait à nou­veau chan­gé, seule­ment que cette fois de manière abrupte et fon­da­men­tale. Les lourdes car­rosses à essieux avaient lais­sé la place aux véhi­cules tout car­bone, ultra légers et hyper rapides. L’arsenal mili­taire clas­sique avait cédé devant les pro­grès des appa­reils à rayons péné­trants ou radio­ac­tifs, sans par­ler de l’armement chi­mique, bac­té­rien et virtuel. 

Les cordes et lames d’acier avait été relayées par la fibre de verre des bou­teilles et l’argile cuite, appe­lée céra­mique. Nom­breuses choses usuelles avaient aban­don­né les métaux issus de la terre pour pas­ser à plein de nou­veaux maté­riaux com­po­sites, bien plus per­for­mants et sor­tis direc­te­ment des labo­ra­toires. Même les trans­mis­sions uni­ver­sel­le­ment répan­dues jusqu’alors avaient été ren­dues obso­lètes, aux câbles de télé­graphe et de télé­phone s’étant sub­sti­tué des ondes invi­sibles conver­geant dans les nuages. Du monde d’avant peu res­ta inchan­gé, et le grand mal­heur fut qu’en ces temps de rup­ture, aux com­mandes du trust se retrou­vèrent comme par hasard deux pires novices ignares: 13’476 et 13’477. Rivés dans le confort de leur unique tra­di­tion cen­to mul­ti mil­lé­naire, ce train ils le ratèrent tota­le­ment. Car au contraire des condi­tions de mono­pole ayant accom­pa­gné pen­dant très long­temps le début anté­di­lu­vien de l’affaire, à pré­sent les temps étaient venus pour une concur­rence sans mer­ci, à la vie ou à la mort. Le fameux logo ne ser­vit plus à grande chose lorsque sur le point de devoir dépo­ser le bilan, la socié­té, aus­si res­pec­table fut elle, reçut au der­nier moment une offre publique d’achat d’un rival sor­ti de nulle part, pour 100% des actions et pour un prix deux mille fois infé­rieur à celui de la valeur qui était atten­due par la famille.

«Sic tran­sit glo­ria mun­di.» (La célé­bri­té de la bouche se trans­porte ainsi.)Telle fut la fin peu glo­rieuse de l’entreprise de pro­duc­tion et de com­merce la plus ancienne de l’histoire, ava­lée par des sans nom pour la seule rai­son de se pava­ner avec l’année de sa fondation.

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[10 sep­tembre 2023]

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