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II. L’étranger à la pèlerine noire et au grand chapeau noir
– Eh bien, jusqu’au jour où l’on apprit avec une grande surprise qu’un voyageur particulièrement étrange, vêtu d’une large pèlerine noire et d’un grand chapeau noir, apparu d’on ne savait pas où et dont on ne savait rien, s’était installé dans une auberge du coin, sur la colline, en payant une année à l’avance la plus grande chambre qui n’était pas encore occupée. Cet homme ne sortait jamais, ne laissait personne le visiter, même pas le voir, et on avait aperçu plusieurs fois de l’eau qui s’écoulait depuis sa chambre, par dessous la porte, tu vois…
– …oh… et c’est pas bien grand-père ?
– Si, non, enfin… pas beaucoup d’eau, et en plus elle était très claire cette eau-là, très bonne même, et après quelque temps elle s’arrêtait, elle séchait, voilà, les gens ne pouvaient se l’expliquer, même pas l’aubergiste, qui était un bonhomme avec une grosse moustache et qui avait l’habitude de tout savoir.
– Ah… … tache…
– Ils ne pouvaient pas. Ils ne savaient pas. Mais attends, car bientôt c’est devenu encore plus étrange.
– Quooi ?
– Eh bien parce que peu de jours après son arrivée, il s’est passé une chose ab-so-lu-ment in-cro-ya-ble.
– Quooooi ?
– Quoi ? Imagines-toi que dans ce pays-là où – depuis qu’il existait ce pays – tout baignait au soleil, où tout était vert, les champs, les pâturages, les forêts, les rivages, les… et sans la moindre goutte de pluie, un jour, comme ça, pouf !, venus de nulle part, des nuages tout noirs couvrirent le soleil, le ciel entier s’assombrit et… nah-nah! devine !
– Quoi ?! Quoi ?! Il comme…
– Il commença à pleuvoir !
– …à pleuvoir, aahh !
– Exactement, à pleuvoir, et alors – crois-moi – il fallait vraiment les voir, tous ces rois et toutes ces reines. Au début, quand il virent les nuages s’entasser, ils furent pris par une peur terrible, parce qu’ils pensaient que le ciel allait…
– …tomber sur leurs têtes, ha-ha-ha !…
– … eh oui, tu connais l’histoire, mais après qu’ils sentirent les premières gouttes leur tombant dessus, il fallait les voir, avec leurs couronnes et tout, se jeter dos à terre, ouvrir larges leurs bouches, bras et jambes, et se laisser inonder par la pluie, et mon Dieu, quelle pluie ! Queeelle pluie !
– Quelle…
– Écoute, des rivières d’eau tombaient du ciel, ça glougloutait partout, par terre, sur les toits des maisons, à la surface des lacs, partout je te dis, mais les gens, les rois et les reines, restaient là, couchés sur le dos, car ils n’avaient jamais connu ça, tant d’eau, et crois-moi, cette eau-là était bonne et limpide, bonne et limpide.
– Mais grand-père, y avait pas des voitures ?
– Comment ? Comment ça, des voitures ? Oui, il y avait des voitures, bien sûr, mais pour…
– Et les voitures les écrasaient pas ? Papa me dit toujours de faire attention aux voitures dans la rue, attention aux voitures !
– Ah oui, ha-ha, non, les voitures ne les écrasaient pas puisque – vois-tu ? – comment auraient-elles pu les écraser, ces rois et ces reines, alors que c’était justement eux-mêmes qui les conduisaient, ces voitures, à part les quelques chauffeurs et cochers qui se trouvaient par là, mais qui, eux aussi, s’étaient arrêtés et profitaient de cette toute bonne pluie.
– Ah, alors…
– Mais oui. N’aie pas peur. Donc, qu’est-ce que je disais ?…
– L’eau était bonne.
– L’eau était tellement bonne qu’ils ne voulaient gaspiller aucune goutte, alors ils buvaient, ils buvaient, et ils en buvaient, et leurs ventres commencèrent à gonfler, gonfler, gonfler jusqu’à devenir comme de gros ballons tout ronds…
– Oh…
– …et ils n’arrivaient plus à bouger, comme ça qu’ils avaient bu tant d’eau qu’ils étaient trop lourds pour se lever, mais entre-temps, avec ce déluge, l’eau avait…
– Mais il neigeait pas grand-père, pourquoi y avait des luges ?
– …monté… quoi ? quel… des luges ?! Ha-ha-ha, noon, ils n’avaient pas des luges, bien sûr, il y avait déluge, les grands eaux, l’inondation, trop d’eau, c’était ça.
– Ah… puis…
– Tu vois ? L’eau avait beaucoup-beaucoup monté et certaines reines commençaient à gentiment flotter sur le dos, mais d’autres, ainsi que certains rois, surtout ceux qui étaient déjà un peu plus grassouillets, n’arrivaient plus à garder leurs têtes hors de l’eau et risquaient ainsi de se noyer. Pour dire qu’avec le vent qui soufflait et les vagues qui balayaient la surface, cela devenait vraiment dangereux, lorsque…
– Quoi ?!…
– …lorsque tout à coup on entendit un grand bruit, comme un bruit de tonnerre, la porte de l’auberge s’ouvrit brusquement avec force, l’inconnu fonça dehors, avec sa cape flottant dans le vent et son grand chapeau, tout de noir vêtu, jeta autour son regard ardent, se planta bien dans ses bottes et d’un geste vif leva les yeux et les bras vers le ciel en criant d’une voix forte :
– Ooooh ! Grand-père… tu fais peur…
– Non-non, tu ne dois pas avoir peur, écoute. Il cria d’une voix très forte : “Ounakaï ectana” ! et à…
– …ooohhh…
– …à l’instant ces cascades qui venaient du ciel cessèrent. Alors l’inconnu à nouveau cria “Tellabou questim !” et les nuages se mirent à descendre, et…
– « À table ! »
– …et en descendant ils changeaient, de sorte qu’arrivés à terre ils étaient devenus comme d’énormes éponges des mers, blanchâtres et bien moelleuses, absorbant les flots qu’eux-mêmes – c’est-à-dire les nuages – avaient déversés.
– Ooooh !
– Incroyable, n’est-ce pas ? Comme ça, bientôt il n’y avait plus une seule goutte d’eau par terre. En plus, tous les rois trempés et toutes leurs reines mouillées étaient maintenant bien au chaud et au sec, couverts douillettement par ces merveilleux poufs immen…
– « J’ai dit à taaable !! »
– Oh, mince, on nous appelle, je crois qu’on doit y aller, autre…
– Hi-hi, grand-père, grand-père, t’as dit un gros mot.
– J’ai… quoi ? ah oui, c’est vrai, pardon, ça m’a échappé, tu ne le diras pas à maman, on est d’accord ? Et surtout, surtout, il ne faut pas dire des gros mots.
– Oui.
– Allons-y.
– « Eeenfin ! Bon appétit, les raconteurs.»
[…]
[7 février 2020 – 31 janvier 2022]