Un étrange pays 2/5

Catégorie: Fiction
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[…]

II. L’étranger à la pèle­rine noire et au grand cha­peau noir

– Eh bien, jusqu’au jour où l’on apprit avec une grande sur­prise qu’un voya­geur par­ti­cu­liè­re­ment étrange, vêtu d’une large pèle­rine noire et d’un grand cha­peau noir, appa­ru d’on ne savait pas où et dont on ne savait rien, s’était ins­tal­lé dans une auberge du coin, sur la col­line, en payant une année à l’avance la plus grande chambre qui n’était pas encore occu­pée. Cet homme ne sor­tait jamais, ne lais­sait per­sonne le visi­ter, même pas le voir, et on avait aper­çu plu­sieurs fois de l’eau qui s’écoulait depuis sa chambre, par des­sous la porte, tu vois…

– …oh… et c’est pas bien grand-père ?

– Si, non, enfin… pas beau­coup d’eau, et en plus elle était très claire cette eau-là, très bonne même, et après quelque temps elle s’arrêtait, elle séchait, voi­là, les gens ne pou­vaient se l’expliquer, même pas l’aubergiste, qui était un bon­homme avec une grosse mous­tache et qui avait l’habitude de tout savoir.

– Ah… … tache…

– Ils ne pou­vaient pas. Ils ne savaient pas. Mais attends, car bien­tôt c’est deve­nu encore plus étrange.

– Quooi ?

– Eh bien parce que peu de jours après son arri­vée, il s’est pas­sé une chose ab-so-lu-ment in-cro-ya-ble.

– Quooooi ?

– Quoi ? Ima­gines-toi que dans ce pays-là où – depuis qu’il exis­tait ce pays – tout bai­gnait au soleil, où tout était vert, les champs, les pâtu­rages, les forêts, les rivages, les… et sans la moindre goutte de pluie, un jour, comme ça, pouf !, venus de nulle part, des nuages tout noirs cou­vrirent le soleil, le ciel entier s’assombrit et… nah-nah! devine !

– Quoi ?! Quoi ?! Il comme…

– Il com­men­ça à pleuvoir !

– …à pleu­voir, aahh !

– Exac­te­ment, à pleu­voir, et alors – crois-moi – il fal­lait vrai­ment les voir, tous ces rois et toutes ces reines. Au début, quand il virent les nuages s’entasser, ils furent pris par une peur ter­rible, parce qu’ils pen­saient que le ciel allait…

– …tom­ber sur leurs têtes, ha-ha-ha !…

– … eh oui, tu connais l’histoire, mais après qu’ils sen­tirent les pre­mières gouttes leur tom­bant des­sus, il fal­lait les voir, avec leurs cou­ronnes et tout, se jeter dos à terre, ouvrir larges leurs bouches, bras et jambes, et se lais­ser inon­der par la pluie, et mon Dieu, quelle pluie ! Queeelle pluie !

– Quelle…

– Écoute, des rivières d’eau tom­baient du ciel, ça glou­glou­tait par­tout, par terre, sur les toits des mai­sons, à la sur­face des lacs, par­tout je te dis, mais les gens, les rois et les reines, res­taient là, cou­chés sur le dos, car ils n’avaient jamais connu ça, tant d’eau, et crois-moi, cette eau-là était bonne et lim­pide, bonne et limpide.

– Mais grand-père, y avait pas des voitures ?

– Com­ment ? Com­ment ça, des voi­tures ? Oui, il y avait des voi­tures, bien sûr, mais pour…

– Et les voi­tures les écra­saient pas ? Papa me dit tou­jours de faire atten­tion aux voi­tures dans la rue, atten­tion aux voitures !

– Ah oui, ha-ha, non, les voi­tures ne les écra­saient pas puisque – vois-tu ? – com­ment auraient-elles pu les écra­ser, ces rois et ces reines, alors que c’était jus­te­ment eux-mêmes qui les condui­saient, ces voi­tures, à part les quelques chauf­feurs et cochers qui se trou­vaient par là, mais qui, eux aus­si, s’étaient arrê­tés et pro­fi­taient de cette toute bonne pluie.

– Ah, alors…

– Mais oui. N’aie pas peur. Donc, qu’est-ce que je disais ?…

– L’eau était bonne.

– L’eau était tel­le­ment bonne qu’ils ne vou­laient gas­piller aucune goutte, alors ils buvaient, ils buvaient, et ils en buvaient, et leurs ventres com­men­cèrent à gon­fler, gon­fler, gon­fler jusqu’à deve­nir comme de gros bal­lons tout ronds…

– Oh…

– …et ils n’arrivaient plus à bou­ger, comme ça qu’ils avaient bu tant d’eau qu’ils étaient trop lourds pour se lever, mais entre-temps, avec ce déluge, l’eau avait…

– Mais il nei­geait pas grand-père, pour­quoi y avait des luges ?

– …mon­té… quoi ? quel… des luges ?! Ha-ha-ha, noon, ils n’avaient pas des luges, bien sûr, il y avait déluge, les grands eaux, l’inondation, trop d’eau, c’était ça.

– Ah… puis…

– Tu vois ? L’eau avait beau­coup-beau­coup mon­té et cer­taines reines com­men­çaient à gen­ti­ment flot­ter sur le dos, mais d’autres, ain­si que cer­tains rois, sur­tout ceux qui étaient déjà un peu plus gras­souillets, n’arrivaient plus à gar­der leurs têtes hors de l’eau et ris­quaient ain­si de se noyer. Pour dire qu’avec le vent qui souf­flait et les vagues qui balayaient la sur­face, cela deve­nait vrai­ment dan­ge­reux, lorsque…

– Quoi ?!…

– …lorsque tout à coup on enten­dit un grand bruit, comme un bruit de ton­nerre, la porte de l’auberge s’ouvrit brus­que­ment avec force, l’inconnu fon­ça dehors, avec sa cape flot­tant dans le vent et son grand cha­peau, tout de noir vêtu, jeta autour son regard ardent, se plan­ta bien dans ses bottes et d’un geste vif leva les yeux et les bras vers le ciel en criant d’une voix forte :

– Ooooh ! Grand-père… tu fais peur…

– Non-non, tu ne dois pas avoir peur, écoute. Il cria d’une voix très forte : “Ouna­kaï ecta­na” ! et à…

– …ooohhh…

–  …à l’instant ces cas­cades qui venaient du ciel ces­sèrent. Alors l’inconnu à nou­veau cria “Tel­la­bou ques­tim !” et les nuages se mirent à des­cendre, et…

– « À table ! »

– …et en des­cen­dant ils chan­geaient, de sorte qu’arrivés à terre ils étaient deve­nus comme d’énormes éponges des mers, blan­châtres et bien moel­leuses, absor­bant les flots qu’eux-mêmes – c’est-à-dire les nuages – avaient déversés.

– Ooooh !

– Incroyable, n’est-ce pas ? Comme ça, bien­tôt il n’y avait plus une seule goutte d’eau par terre. En plus, tous les rois trem­pés et toutes leurs reines mouillées étaient main­te­nant bien au chaud et au sec, cou­verts douillet­te­ment par ces mer­veilleux poufs immen…

– « J’ai dit à taaable !! »

– Oh, mince, on nous appelle, je crois qu’on doit y aller, autre…

– Hi-hi, grand-père, grand-père, t’as dit un gros mot.

– J’ai… quoi ? ah oui, c’est vrai, par­don, ça m’a échap­pé, tu ne le diras pas à maman, on est d’accord ? Et sur­tout, sur­tout, il ne faut pas dire des gros mots.

– Oui.

– Allons-y.

– « Eeen­fin ! Bon appé­tit, les raconteurs.»

[…]

[7 février 2020 – 31 jan­vier 2022]

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