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III. Le gradon, le grand-père et le grand méchant chaperon rouge
Avec cette eau jusqu’au dessus de la poitrine puis ces flots qui vont dans tous les sens et trop vite montent jusqu’au menton, je risque à tout moment d’avaler des gorgées insoupçonnées. Mais j’avance tant bien que mal, en essayant d’éviter tous les obstacles rencontrés presqu’à chaque pas. Que fais-je ici ? Comment suis-je arrivé là ? Il est où grand-père ? Et grand-mère, et maman, et papa ? Je contourne lentement et avec la plus grande attention les objets les plus divers qui gisent sur le sol : jouets, patins, lampes, flûtes, livres, cloches, pelles. Merci à l’eau qui est si lim…
gloup !
…pide qu’il n’y a la moindre peine à les voir, même de loin. Qui plus est, le soleil brille d’une clarté éblouissante. Par moments, tel des bouées de sauvetage, un roi ou une reine, poussés par les vagues, viennent me toucher délicatement. Flottant sur le dos avec leurs ventres énormes, on dirait des baudruches. Ils sourient, clignent de l’œil, après quoi ils détournent leur regard et repartent, chacun dans sa direction. Quant à moi, j’ai une seule idée dans ma tête : gagner l’île au trésor dont j’ai tellement entendu parler. Elle est là, là-là, pas très loin. Le palmier dressé à
goulp !
son sommet je le vois parfaitement. Mais je sais aussi que l’île est gardée par l’homme au manteau noir qui me fait terriblement peur. Lui, l’homme, je ne le vois pas, en revanche je sais où il se trouve : il se cache derrière le palmier, je vois – pardon, madame reine ! – son grand chapeau dépassant de chaque côté. Aussi j’avance, j’avance malgré la crainte, malgré l’eau, malgré les vagues, les baudruches, les objets et le soleil qui brille en mille reflets. Flueooo, flueooo, flu… et j’entends “Au son du pas-pas-pas mi-li-taaaaire…”, je regarde derrière et j’aperçois grand-père tout
gloup !
souriant qui avance bien plus vite que moi et entonne à gorge éclatée. “…le petit soldat-dat-dat…” Bientôt il va me rattraper. “Hé, grand-père, grand-père !” “Oui, mon petit, c’est moi, j’arrive, j’arrive.” Grand-père approche à grande vitesse et j’observe qu’avec sa grosse barbe blanche qui part dans tous les sens il ressemble – pardon, monsieur roi ! – beaucoup au père Noël. Mais grand-père ne marche pas comme moi : il pagaye sur un immense cocodrille jaune aux yeux bleus, plus long que le tuyau d’arrosage du jardin et plus dodu que le palmier. On dirait un bateau à aubes. Quand
goulp !
il me rattrape puis me dépasse, je ne vois pas en son dos le sac tout rond, immense, rempli de jouets, seulement mon grand arc en rotin avec les flèches reçues pour mon précédent anniversaire. Comme c’était sage de les prendre avec, grand-père ! Fonçant comme moi vers l’île au trésor, il slalome à toute vitesse entre rois et reines alors que je profite pour m’engouffrer dans le sillon. Quand la cible n’est plus qu’à une lancée de grand-père, je sens derrière moi ce que je soupçonne être une épouvantable menace. Je m’époumone “Grand-père… Noël !!!”. Sauf qu’il est déjà presqu’au
gloup !
but. Les flots cassent ma voix et tout autour de moi s’étend une ombre qui ne cesse de s’agrandir. Ooufle, ooufle, ooufle, oouf… je me décide enfin de regarder en haut et je souffle : c’est le gradon multicolore, c’est mon énorme gradon touuut gentil ! Je suis très content. Il m’a fait la meilleure des surprises au meilleur moment en venant m’accompagner. Zdroïng ! Ah, boulp, boulp ! Pour dire bonjour à mon ami je ne l’ai pas vu, ce piano ! Bien heureusement j’arrive à présent près de l’île et j’ouvre les yeux : malheureusement il y a là aussi le méchant loup tout-tout maig…
goulp !
…re qui sort des sables comme une énorme chenille poilue. C’est une mauvaise surprise, celle-la : ça veut dire que le petit chaperon rouge et là également quelque part et que le loup va très vite la manger, mais alors où pourrait-elle bien être, pour que je puisse la sauver ?! L’île est aussi petite que ma chambre et m’y voilà arrivé. Je cours dans tous les sens, le loup – ses yeux grand rouges – derrière moi, et toujours pas d’homme au manteau noir, juste son chapeau qui dépasse de chaque côté du palmier, je pense qu’il doit tournoyer comme un hélicoptère au…
gloup !
tour du palmier. C’est là qu’une rafale de vent l’emporte et le projète contre moi. Il me renverse. Je tombe à terre, son visage contre le mien. Je suis en train de m’évanouir et je pousse un énorme cri de horreur-bonheur. Au fait, l’homme au manteau noir est bien le chaperon rouge qui ne porte plus de capuchon mais un énorme chapeau noir et un yatagan. Elle commence à me secouer pour que je retrouve mes esprits lorsque l’affreux méchant loup bondit vers nous pour nous manger. Alors d’un seul geste, le chaperon rouge sort son fusil et s’emploie à frapp…
goulp !
– Héi ! Héei ! Hé-éé-ei ! Réveilles-toi enfin, jeune homme !
– … hein… quoi… zbgl… flmh…
– Quel zbgl ? Quel flmh ? Tu rêvais, soldat. De quoi t’as rêvé ?!
– !…
– Allez, dis, qu’est-ce qu’il y a ? T’as eu peur de quelque chose ?
(La petite voix de maman est si douce, cela fait toujours si bien de l’entendre…)
– …le loup… le grand méchant chaperon rouge… le yatagan…
– Quoi ?! Mais qu’est-ce que tu racontes-là ?!
– …sais pas… il est… grand-père est là ? il est où grand-père ?
– Non, grand-père n’est pas là, il est parti à l’aube pour chasser sur l’île d’en face. Mais pourquoi tu demandes ?
– Il a pris mon arc et mes flèches ?!
– Maais noon, pourquoi aurait-il pris ton arc ? Ha-ha-ha ! Non, tu sais bien qu’il a toujours son vieux fusil de chasse, lui.
– Il-A-Son-Fou-Chasse.
– Ha-ha-ha, tu vois ? Même le perroquet le sait ! Allez hop, debout, c’est le matin, et ne fais pas cette moue.
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[7 février 2020 – 31 janvier 2022]