Un étrange pays 4/5

Catégorie: Fiction
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[…]

IV. Les jumeaux trap­peurs, la vilaine sor­cière et le prince persan

(Au même moment:)

Crack ! «Ah ça ! Encoore…» A chaque pas, le bran­chage filou semble s’épaissir. Plus moyen de se fau­fi­ler sans bruit à tra­vers l’enchevêtrement de rameaux secs et de bûches pour­ries gar­nies d’une grosse mousse tan­tôt ambre, tan­tôt verte. Et encore pock ! «Pas la peine de… ça doit être un bolet écra­sé. Börk ! Bon, en avant tou­jours.» Le soleil est rare. Par endroits, quelques flèches d’or gagnent sur la feuillée touf­fue. «Heu­reu­se­ment.» Ser­rer LaDi­va c’est ins­tinc­tif. Et la crosse en noyer répond, car main et LaDi­va ne font qu’une. Sans elle ce serait une âne­rie. «Aaah !» Eh oui, nor­ma­le­ment LaDi­va est d’abord un double canon acier sué­dois calibre 12, mais là, c’est sa crosse qui sauve d’un sillon traître. «Heu­reu­se­ment. Un ins­tant de trop et c’était l’entorse, ce qui man­quait.» Des sons. «Stop.» Chuuut. Quelqu’un chan­tonne. Ou quelqu’une. C’est loin. C’est vague. C’est faible. De nou­veau crack ! «Aahh !» Silence. «Stop.» Pas un pas. Ça fre­donne. Plus fort ? Plus près ? Sûr, plus près. Un susur­re­ment. Une source ! Sûre­ment une source. Les flèches dorées jaillissent en bou­quets. Une per­cée ? «Stop.» Si. Au loin quelque chose rouge bouge. «Enfin.» Mais qu’est-ce ? À pré­sent, la chan­son on l’entend bien: et c’est une fille. Et c’est une ber­ceuse. Der­nier embran­che­ment, der­nier buis­son et… ah, ça alors! Un tor­rent doré inonde une petite clai­rière. Le petit cha­pe­ron rouge est là, au milieu, dans l’herbe. Elle tient sur ses genoux la grosse tête de Fer­gus­ton, le grand méchant loup, qui est affa­lé de tout son corps gris et poi­lu. Comme mort. Mais il n’est pas mort. Oxa­lie, le petit cha­pe­ron rouge, lui caresse ten­dre­ment le museau, la tête, les yeux fer­més, les mous­taches. On entend:

Dors, dors, gen­til toutou,

Qu’il est doux ce petit loup.

Aimes-tu la belle chanson ?

Dors en paix mon Ferguston”.

«Mais c’est quoi ça ?! Il est malade, ce loup ?! Bles­sé ?!» Crack ! «Ah, zut ! Encore une branche.» Le petit cha­pe­ron rouge sur­saute et se tait. Bref regard à gauche, à droite. Le grand méchant loup entrouvre len­te­ment un œil. Et alors stu­peur ! Encore un, deux crack, et sou­dain le buis­son devant eux s’ouvre pour lais­ser jaillir deux jumeaux trap­peurs hale­tants tout de kaki vêtus, longue plume au bon­net, qui déboulent vers les deux ché­ris, bran­card à la main. Oxa­lie sort un petit cri de bon­heur-hor­reur tan­dis que Fer­gus­ton referme mol­le­ment l’œil. Les bran­car­diers stoppent net et droit aux pieds du couple. Les ongles mordent dans la crosse en noyer de LaDi­va comme dans du beurre, car le spec­tacle est irréel. «Heu­reu­se­ment. Sans elle, il y aurait quoi à ser­rer ?!» La vilaine sor­cière Daph­neh, à che­val sur son balai, tout de satin blanc vêtue, visage rayon­nant, des­cend des airs pour se poser tel un gros flo­con de neige der­rière Oxa­lie. «Ouste !» fait-elle vers les jumeaux. «C’est mon anni­ver­saire.» Et des plis de sa cape légère d’hermine elle sort un magni­fique gâteau fraise-pis­tache à trois étages. Les jumeaux s’évanouissent aus­si­tôt dans la forêt, le petit cha­pe­ron rouge s’évanouit à la ren­verse dans l’herbe et le grand méchant loup s’évanouit dans les bras du petit cha­pe­ron rouge éva­noui. À l’instant, voi­ci Zal, le beau prince char­mant per­san, sur­git de nulle part sur son éta­lon. Ses che­veux et sa longue barbe sont aus­si blancs que son che­val, puisque le prince est très âgé comme il est aus­si un céli­ba­taire répu­té. Agile, il saute à terre, dégaine sa glaive et tranche d’un coup sec le gâteau et la main gauche de la vilaine sor­cière qui s’évanouit à côté du cha­pe­ron rouge éva­noui sans même se don­ner le temps de pous­ser un cri d’horreur. Res­té coi car sans adver­saire, le beau prince per­san est sou­dai­ne­ment per­du. Pour­tant le pire vient des moi­tiés de gâteau tom­bées par terre, que désor­mais nul ne pour­ra savou­rer puisque deux armées oppo­sées se les par­tagent déjà. D’un côté les myr­mi­dons rouges. Ils sont des cen­taines sur leur moi­tié de bouse rose-verte, fer­rés, munis de leurs tri­dents et filets. En face, des mil­liers de sau­te­relles naines, armées jusqu’aux dents, avec dagues, arba­lètes et casques. Quelques ins­tants plus tard, le gâteau bou­sé n’existe plus, sauf dans le ventre des guer­riers. Zal est tou­jours coi. Le len­de­main encore. Vient l’automne, puis l’hiver; digne, sa sta­tue de glace se dresse au milieu de la prai­rie. Cela fait un bail qu’à coups d’efforts, le grand méchant loup a réus­si à man­ger le cha­pe­ron rouge et qu’ensuite la man­chote sor­cière a man­gé le méchant loup malade, avant d’enfourcher la queue de son balai et s’envoler brin­que­ba­lante, ventre plein. Le gel de l’hiver a ain­si sau­vé le beau vieux prince d’une hon­teuse fin vis­cé­rale. Sauf que le prin­temps l’a fait fondre comme neige au soleil et le voi­là nour­rir la source du coin. Et la source va au ruis­seau, et le ruis­seau va à la rivière, et la rivière va au fleuve, et le fleuve va à la mer, et la mer se lève énorme et vient des­sus, alors hors la pagaie pour frap­per l’eau, et frap­per, et frapp…

– Héi ! Héei ! Hé-éé-ei ! Réveilles-toi enfin, grand-père !

– … hein… quoi… zbgl… flmh…

– Quel zbgl ? Quel flmh ? Tu rêvais, géné­ral. De quoi t’as rêvé ?!

– !…

– Allez, dis, qu’est-ce qu’il y a ? T’as eu peur de quelque chose ?

(La petite voix de la fille est si douce, cela fait tou­jours si bien de l’entendre…)

– …le prince… la vilaine sor­cière man­chote… le gâteau…

– Quoi ?! Mais qu’est-ce que tu racontes-là ?!

– …sais pas… il est… le gar­çon est là ? il est où le garçon ?

– Non, le gar­çon n’est pas là, il est par­ti à l’école. Mais pour­quoi tu demandes ?

– Il a pris ma pagaie et mon fusil ?!

– Maais noon, pour­quoi aurait-il pris ton fusil ? Ha-ha-ha ! Non, tu sais bien qu’il n’a pas le droit de le toucher.

– Pas-le-doigt.

– Ha-ha-ha, tu vois ? Même le per­ro­quet le sait ! Allez hop, debout, c’est le matin, et ne fais pas cette moue.

[…]

[7 février 2020 – 31 jan­vier 2022]

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