Couax americana

Catégorie: Essais
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1945 fut un moment char­nière dans l’histoire des hommes sur la terre, un jalon éta­bli encore plus lar­ge­ment et soli­de­ment que l’année révo­lu­tion­naire 1848. Pour faire simple, disons que selon une règle étrange ces dates se trouvent au beau milieu de deux siècles par­ti­cu­liè­re­ment char­gés en évé­ne­ments poli­ti­co-sociaux, dont l’image la plus mar­quante est sans doute celle des guerres. Sur ces entre­faites et à par­tir de 1950, le seul acteur stable qui compte dans ce pay­sage rava­gé sont les États-Unis d’Amérique. Un regard rapide et cru sur le sujet montre que depuis 25 ans ce pays aloue au cha­pitre mili­taire autant de moyens et d’argent que le reste du monde et que 70 ans durant il a été sans cesse occu­pé aux quatre coins du globe dans une qua­ran­taine de conflits de diverses natures, d’envergures, durées et aux résul­tats variables.

Nul indi­vi­du, for­ma­tion ou État ne lance un com­bat, ne s’en laisse entraî­ner ou n’y par­ti­cipe de quelque façon que ce soit sans avoir de près ou de loin un inté­rêt direct ou indi­rect, y com­pris d’assurer sa propre défense. Cela vaut aus­si pour les États-Unis d’Amérique. Tou­te­fois, il existe dans ce cas une sin­gu­la­ri­té de taille et sys­té­ma­tique. De sur­croît, si les lieux, durées, ampleurs et issues des conflits varient tou­jours comme déjà mon­tré, en revanche cette sin­gu­la­ri­té consti­tue le déno­mi­na­teur com­mun inva­riable qui les unit tous. Lorsque ce pays entre dans n’importe quelle guerre, c’est en qua­li­té de che­va­lier blanc auto-pro­cla­mé qu’il le fait, éclai­reur et por­teur de la ban­nière paci­fi­ca­trice, gage de sta­bi­li­té, pion­nier des liber­tés dont il est le gar­dien des clés, fac­teur de pros­pé­ri­té à l’aube d’une démo­cra­tie tant attendue.

Peu importe les frais sacri­fiés, aus­si déme­su­rés soient-ils, tout comme les moyens enga­gés, aus­si effrayants soient-ils, ain­si que le prix humain et maté­riel envi­sa­gé au départ et consta­té à la fin. Peu importe les slo­gans décla­més, aus­si ineptes soient-ils. Peu importe les entorses aux règles de conduite entre les États, aus­si fla­grantes soient-elles. Idem pour les inco­hé­rences diplo­ma­tiques et poli­tiques, aus­si criantes soient-elles. Peu importe l’ignorance du contexte local, aus­si ridi­cule soit-elle. Et la mécon­nais­sance des leçons de l’histoire, aus­si péna­li­sante soit-elle. Idem pour les mys­ti­fi­ca­tions visant à créer une réa­li­té paral­lèle de cir­cons­tance, aus­si aber­rante soit-elle. Peu importe les jus­ti­fi­ca­tions après une défaite, aus­si pénibles soient-elles. Ce sera rebe­lote à la pre­mière occa­sion qui se pré­sen­te­ra, voire, à défaut, qui y sera provoquée.

Pour­tant, même devant ce pano­ra­ma hal­lu­ci­nant de bas­sesses, le plus impor­tant, c’est-à-dire le plus ter­rible, n’est encore pas là. J’y suis à pré­sent. En dépit d’un dérou­le­ment finan­cier, mili­taire, logis­tique et poli­tique cau­che­mar­desque, d’un bat­tage effré­né des médias et d’une pro­pa­gande tous azi­muts, forts de pro­messes bafouées tout comme du mépris pour toute sanc­tion réel­le­ment impos­sible à l’encontre de la seule super-puis­sance mon­diale, les États-Unis d’Amérique n’ont jamais réus­si (ou alors cru bon) de vendre la démo­cra­tie durable tant glo­ri­fiée et d’apporter la paix tant prô­née. Loin de là, puisque leurs sol­dats dupés, déçus et heu­reux de ren­trer au foyer ont en fait décam­pé lais­sant der­rière eux sans faute un chaos poli­tique et huma­ni­taire pire que celui ren­con­tré en arri­vant tel de braves che­va­liers blancs libérateurs.

Reve­nons au début. Il n’y a pas de guerre sans qu’il y ait des inté­rêts oppo­sés, qui sont tou­jours bons (lire: légi­times) pour les uns et for­cé­ment mau­vais (lire: illé­gi­times) pour les autres. Et vice-ver­sa. L’idée n’est pas ici de dres­ser des juge­ments de valeur sur la vali­di­té des inté­rêts de tel ou tel, ni d’estimer si telle par­tie a ou n’a pas la qua­li­té de pour­suivre un cer­tain but, voire d’agir d’une cer­taine manière. Sous cette lumière, les choses sont en réa­li­té plus simples et le jeu d’échecs en est le brillant exemple. Le blanc et le noir se confron­tant, fut-ce en mode extrê­me­ment violent, cela donne soit un vain­queur et un vain­cu par mat, soit alors aucun des deux car il y a armis­tice, c’est-à-dire remise ou pat. Dans le cas pré­sent, le vain­queur (qui reçoit le prix) domine le vain­cu (dont il ne reste que les yeux pour pleu­rer). Très bien.

Sauf qu’ici nous ne sommes pas du tout dans ce cas de figure. Car aujourd’hui il n’est plus pos­sible d’envahir un pays parce que sim­ple­ment il est plus faible, que l’envahisseur se croit supé­rieur, qu’il en a les moyens ou qu’il a besoin de ter­rains agri­coles, de car­bu­rants, de mine­rais, ou d’accès à la mer. Dès lors, l’attaquant cherche et trouve (sinon pro­voque) chez le faible ces défauts-là par rap­port à ses propres règles de base qu’il peut dénon­cer en criant au loup du haut du clo­cher, ensuite de quoi il les déclare odieux et s’engage à les éra­di­quer pres­to. Le comble: il clame se dou­ter et craindre que ces ano­ma­lies ne nuisent (in)directement à ses propres inté­rêts vitaux, ce qui lui donne illi­co l’occasion de ren­ver­ser la situa­tion à son avan­tage, le pla­çant en posi­tion de fai­blesse, lui qui dès lors est contraint d’assurer son autodéfense.

C’est donc fort de cette fai­blesse qu’à pré­sent l’attaquant peut frap­per pour se défendre vis-à-vis d’un scé­na­rio mena­çant qu’il a lui même pris soin de dres­ser. Un der­nier détail: ce fai­sant, pour s’assurer qu’une telle situa­tion ne puisse se repro­duire, il offri­ra au faible la démo­cra­tie et les liber­tés néces­saires. La morale de l’histoire ? Voi­ci un atta­quant qui aura écra­sé le faible au nom des prin­cipes ci-énon­cés, mis la main sur les objec­tifs maté­riels qu’il s’était fixés au départ, ins­tal­lé aux com­mandes les ins­tru­ments démo­cra­tiques de déci­sion (sic!) pré­pa­rés à cet effet et dis­pa­ru après avoir cham­bou­lé un pays qu’il retrou­ve­ra vite pour lui pro­di­guer aide et conseil, mais sur­tout lui vendre tout ce que la répa­ra­tion exige après un tel gâchis. La “Pax Ame­ri­ca­na” en bref ? Infa­mie du pro­ces­sus et ruine des espérances.

*

Certes, par ci par là, de temps en temps et sans trop y croire, cer­taines autres véné­rables grandes puis­sances – éteintes depuis – se réclament volon­tiers aus­si de cette métho­do­lo­gie fon­dée sur l’abjection et por­teuse de dés­illu­sion. Sauf que la cré­di­bi­li­té fait défaut. Pour preuve, l’impact des consé­quences est loin derrière.

Parce qu’aujourd’hui il n’y a qu’un seul type de “Pax”, car dans ce pay­sage rava­gé il n’y a qu’un seul acteur stable qui compte.

[27 mars 2019]

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