L’impitoyable compte à rebours tourne
-00j11h08’26”. Sous les eaux l’ambiance reste tendue. Quelqu’un essaie un gag. On le regarde de travers. Il se tait et se serre. L’espace est prévu pour douze. Ils sont quinze: les gens de Kamil, finalement ceux indispensables – un physicien nucléaire, une astrophysicienne, un géophysicien, un climatologue, une biologiste, qui nerveux, qui absent, qui se signe; deux tireurs d’élite du Mossad, en renfort, air narquois; deux nageurs de combat du TMR
1italien, inexpressifs; une transfuge de l’ŒIL, crispée, s’essuie; un IT
2du SABRE, zen, les yeux clos; Kamil lui-même, grave, concentré; Ross, regard baissé, sombre; Moonna, jamais plus belle; l’acteur, inchangé. L’équipe fait économie de chef: chaque membre est préparé en vue d’une autonomie totale et d’une coordination millimétrée avec les autres.
Deux cent quarante secondes encore pour les quinze à faire tourner leurs pensées. (“… et alors franchement, qui va payer les cent vingt mille d’arriérés pour la maison, sans parler de ce qu’il faut…?…”) (“…sais pas, mais cette engueulade avec elle, c’est exactement ce qu’il me manquait mainte…”) (“ …détourne ton regard de mes péchés, efface toutes mes iniquités…”) (“…que j’ai été, imbécile que j’ai été, parfois je me demande comment est-il possible d’être…”) (“When I find myself in times of trouble, Mother Mary comes…”) (“…mais j’espère qu’il réussira son diplôme, et après… tout sera derrière…”) (“…זה לא יאומן. כל פעם שאני מסתכל עליהן, יש לי את אותו רושם….”)3 (“…gratia plena, Dominus tecum, benedicta tu in mulieribus...”) (“…et je peux vraiment pas m’imaginer ce monstre, quand je me rappelle le…”) (“…je te demande pardon, s’il faudra qu’on se revoit pas, sache…”) (“…lement je m’en fous, il n’a qu’à aller se faire…”) (“…a été crucifié, est mort, a été enseveli, est descendu aux enfers…”).
Dans l’ŒIL du cyclope
L’engin ralentit, remonte, s’arrête, on sort, on court, on s’engouffre dans le Boeing CH-47 Chinook4 par dessous les pales qui tournent déjà. Après neuf minutes on se rue dans le ventre du C-5 Galaxy5 et on reprend une Ne fois les consignes, les plans, les tâches, encore une fois les consignes, les plans… Trente deux minutes plus tard, le repaire de l’ŒIL est en vue. Il reste -00j10h12’45”.
Bien localiser le quartier général de l’organisation parmi plusieurs Fata Morgana 6 qu’elle utilise n’est pas chose aisée, d’autant plus que la présence de ce dieu invisible doit rester un impératif. Par conséquent, six services de renseignements – indien, sud-africain, américain, allemand, brésilien et français – se donnent la main pour identifier la cible selon les coordonnées 54°25’9.84”S par 3°22’0.77”E dans l’Atlantique sud, à quelques encablures de l’île Bouvet.
Sa constitution et surtout son “comportement” sont plus terrifiants encore que le folklore qui l’enveloppe. Le lieu concentre une variété de manifestations optiques, électromagnétiques et climatiques permettant à ces structures de présenter ou de projeter vers l’extérieur une succession d’illusions alternativement contrôlées par les deux stations spatiales du système. Ainsi, les équipements du quartier général, construits à partir d’une plate-forme pétrolière mobile modifiée et dont le volume global théorique hors d’eau dépasse 100’000 m3 peuvent, à choix: “disparaître” ponctuellement par maniement de l’effet Vavilov-Tcherenkov7; être “noyés” dans un nuage de brume suite à la création d’un état polyphasique environnant; simuler une autre forme d’organisation physique, naturelle ou artificielle (par exemple une île exotique, un volcan, une petite colonie urbaine, etc) par excitation extrême des atomes d’hydrogène. En parallèle à ces effets, le centre dispose aussi de moyens capables de projeter des images de structures complexes et diversifiées, sortes de gigantesques leurres, à des dizaines de kilomètres à la ronde. C’est là tout ce dont les divers services ont comme informations au sujet de ce lieu, sans parler d’autres capacités et fonctionnalités restées au stade d’hypothèses.
Dire alors que le repaire de l’ŒIL est en vue revient plutôt à le considérer – par rapport à la position de l’avion – à proximité. Il y a pourtant bien plus que ça. On peut le ‘sentir’, d’une certaine façon, c’est comme lorsque l’air devient plus ‘dense’, surtout plus… désordonné. Dans la cabine on ressent nettement de fortes perturbations, des secousses, des craquements. Les appareils se manifestent en mode incohérent, probablement dû à un fort magnétisme induit. Vient après un court moment où ce qui entoure le poste de pilotage – les réacteurs et les quinze passagers compris – entre dans une euphorie au goût de catastrophe. La panique est de mise. Par bonheur, elle ne dure qu’une quinzaine de secondes (autrement dit quinze siècles), puis, du coup, le silence s’installe. La matière retrouve l’ordre, réacteurs compris, qui ronronnent de nouveau à leur régime normal. Les passagers un peu moins, mais les turbulences sont passées et l’on vole maintenant à 3000 m d’altitude environ. Quelques uns soufflent, puis tout le monde se lève et se prépare au lancement.
La bataille animale d’Angleterre
Le ventre du cargo aérien s’ouvre, signe que l’opération entre dans sa deuxième phase. L’équipe s’élance et se disperse dans l’air au milieu de ses effets. De loin, hommes comme objets ressemblent à des moucherons excrétés par un éléphant céleste. Le trajet dans l’air est compliqué. L’attirail aux dos fait que – si chaque moucheron était mis sur une balance – les onze hommes et quatre femmes pèseraient au bas mot environ le double de leur poids ‘à vide’, ce qui rend leur manœuvres aériennes difficiles et délicates. En revanche, les jet packs air-mer8 leur facilitent grandement ces mêmes manœuvres, les rendant plus rapides et précises. Autour, au dessus, une pluie de caisses et de paquets divers se déverse des entrailles du gros porteur qui pendant ce temps s’éloigne, dessinant de grands cercles d’une fumée laiteuse qui se dispersent lentement sur l’infini fond bleu foncé.
La descente se déroule comme prévu. Tout est bien joli, lorsque soudait surgit un gros problème: vers quoi se diriger? En effet, ce que l’on perçoit au dessous n’est qu’un brouillard infini qui s’amuse en créant des formes comme sorties de la fantaisie enfantine. Ils sont déjà plongés dans ce brouillard et – justement – ce n’est pas joli du tout, car les paquets volants, eux, n’ont pas été préparés pour manœuvrer et alors que la visibilité est pour ainsi dire quasi nulle, l’on entend quelques coups secs, des bruits, un petit cri. Suivent des plouf!, plouf!, plouf!, plouf! à côté, autour, au loin, des dizaines et des dizaines de fois, hommes et objets dans le désordre.
À égale distance entre l’Amérique du Sud, l’Antarctique et l’Afrique, l’océan, calme, est déjà assez froid pour qu’un frisson puisse percer le néoprène expansé de la combinaison, chatouillant le corps. Le brouillard stagne même à la surface de l’eau, mais au moins sa densité semble plus permissive. L’obscurité s’atténue très lentement, l’aube avance. On devine le début d’une belle journée s’il n’y avait le risque qu’elle soit la dernière du holocène.9 L’acteur regarde sa montre: 05h18’24”, soit -00j10h04’13”. Des messages circulent entre les quinze. On fait l’appel. La biologiste ne répond pas. On le refait. Idem. (“C’était donc ça, ah, non, meeerde!”) Un court silence. Le protocole de la mission tient compte des pertes. Après, c’est le plan B. Quant au plan C, mieux vaudrait ne plus se le remémorer.
Camouflé dans l’épais brouillard seulement quelques brassées plus loin, le QG de l’ŒIL fourmille de tout son effectif, chacun occupé à son poste. Business as usual,10 comme on dit. Les ordres sont brefs, les mouvements aussi, on parle peu ou presque pas. Que pourrait-on dire au comble d’un tel enjeu? Environ cent vingt scientifiques, techniciens, hommes de main, mécaniciens ou simples fidèles disciplinés s’affairent à régler les dernier détails, à vérifier le rituel, l’enchaînement, les routines, les circuits, la transmission, la coordination, les charges, l’armement. Plus d’une vingtaine de gardiens épie chaque geste. Tout à l’air normal, à part peut-être quelques signaux disparates sur les radars, mais à cette période de l’année la zone est traversée souvent par de nombreuses vagues d’oiseaux migrateurs.
Au C3, le Centre de Commande et de Contrôle du SABRE, l’unité qui supervise l’opération est également réunie au complet sous ‘la coupole’, lieu hautement sensible et stratégique où convergent les liaisons par satellite aussi bien que les communications terrestres, où sont analysées les données qui circulent entre les différents services de renseignements affiliés au réseau. Une bonne soixantaine de spécialistes en tous genres réagissent en direct sur encore plus d’écrans à chaque mouvement de l’équipe qui se trouve au front.
Phase 3A. La commande part: «Dispersion.». Des pressions aux poignets font ouvrir la première partie des caisses qui flottent. En quelques secondes la nuit revient: un nuage compact de coléoptères noires dites “Titan” (Titanus giganteus) remplit l’atmosphère. Des millions d’insectes de la taille d’un poulet errent dans tous les sens par groupes de plusieurs milliers, dans un chahut d’enfer. En moins d’une minute le brouillard commence à céder. Phase 3B. La deuxième partie des caisses libère d’innombrables petits-ducs scieurs (Otus insularis)11 dans un essaim qui déclenche une sorte de courte bataille aérienne – mais animale – d’Angleterre,12 donc en maquette.
S’agissant seulement du nombre, les insectes submergent les prédateurs par un multiple de cent, si ce n’est mille, mais ces derniers ont l’avantage indéniable de leur instinct agressif qui les rend autrement plus efficaces dans les attaques. Le clash aérien est hallucinant. L’aurore pointe et ses fines lueurs éclairent des hordes de mini Spitfire13 et des meutes de mini Junkers Stuka14 qui se heurtent et se déciment aveuglement partout autour. À l’évidence, les oiseaux suivent une tactique précise alors que les insectes, aussi massifs soient-ils, tournoient anarchiquement, se cognant même violemment entre eux. Les piqués et les coups des rapaces sont foudroyants. Ils ne ratent jamais. Les cris, les bruits et les vrombissements se mélangent dans un vacarme assourdissant. En dessous, pour se mettre à l’abri de la pluie de volatiles qui leur tombe sur les têtes, les quatorze venus du ciel sont de nouveau redescendus un mètre sous l’eau. Ce qui se passe en surface c’est le bombardement de Dresde en miniature. Comme planifié, le chaos aérien détruit complètement la brume artificielle qui cache l’objectif. Ce qui reste du nuage noir se disperse aussi tous azimuts. À la surface, l’eau est recouverte par un matelas noir de cadavres, avec quelques pointes brun-rouge. Le soleil se lève, il est 05h26’53” heure locale. La cible se dresse à deux minutes de jet-pack. Depuis un moment déjà, rien qu’à un mètre sous l’eau on entend les sirènes hurlant. «OK. Phase 4. Moteur». On fonce.
Sur les plate-formes de la station, dans les cabines, les salles, les postes de commande, partout, se créé maintenant le même désordre que tout à l’heure dans les airs. On court dans tous les sens. Quatre immenses phares balayent l’eau par mouvements circulaires, quatre autres tournent dans le ciel. Une pluie de projectiles commence à perforer l’eau, faisant quelques victimes innocentes parmi les bancs de poissons du coin. Les premières visées et touchées sont pourtant les dizaines d’autres caisses fermées qui flottent paisiblement au milieu du tapis de cadavres. Pour elles, c’est pile le moment calculé pour éclater, et ce qui en ressort déclenche la féerie escomptée: le ciel est rempli de ballons tels les boules de savon dont raffolent les enfants, sauf qu’immenses celles-ci, et pas en savon, mais en… latex? silicone? polyéthylène? Impossible de savoir. L’effet est cependant identique: le même spectre coloré des taches d’essence, les mêmes capacités réfléchissantes, la même transparence. Quant au gabarit, les plus petits font dans les trois mètres de rayon, les plus grands ont en tous cas la taille d’une grosse montgolfière. Les formes enfin? Sur ce point, on retrouve la fantaisie débridée du “cerveau” morphologique qui fait à la fois et les délices et les cauchemars du Service, monsieur T: des lapins, des nounours, des vaches, des chiots, des clowns, des cochons, et même quelques formes un peu plus inhabituelles et osées. Mais le plus fou est qu’alors qu’ils gonflent et que les rafales les font aussitôt péter, en éclatant ils engendrent d’autres formes, et en plus grand nombre encore. C’est en plein déroulement de ce spectacle ahurissant que les plongeurs atteignent la station et remontent à la surface. On refait l’appel. Personne ne manque. Ross est cependant sérieusement touché au thorax. Il râle. Pour lui, continuer est hors de question, et comme il risque de se noyer, il est extrait de l’eau, puis solidement coincé entre les membrures d’acier d’un pylône. Ça commence à bien faire, et ∞8 ne peut s’empêcher d’avoir déjà une idée pour le plan B. L’impitoyable compte à rebours indique -00j09h52’34”. Tant qu’à faire, on lance pourtant la phase 5A, et l’équipe entame furtivement l’escalade des structures de soutien au travers d’un dédale fuyant de poutres, piliers et tirants.
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C’est en plein déroulement de ce spectacle ahurissant que les plongeurs atteignent la station et remontent à la surface. On refait l’appel. Personne ne manque. Ross est cependant sérieusement touché au thorax. Il râle. Pour lui, continuer est hors de question, et comme il risque de se noyer, il est extrait de l’eau, puis solidement coincé entre les membrures d’acier d’un pylône. Ça commence à bien faire, et ∞8 ne peut s’empêcher d’avoir déjà une idée pour le plan B. L’impitoyable compte à rebours indique -00j09h52’34”. Tant qu’à faire, on lance pourtant la phase 5A, et l’équipe entame furtivement l’escalade des structures de soutien au travers d’un dédale fuyant de poutres, piliers et tirants.
- Abréviation de Terra-Mare-aRia (it., terre-mer-air), unité de commando de la marine de guerre dont les membres sont entraînés pour mener des opérations de reconnaissance spéciale, de guerre non conventionnelle, de prise d’otages et de contre-terrorisme.
- Abréviation de Information Technology (ang.) – technologie de l’information: domaine du traitement de l’information. ‘un IT’: un spécialiste actif dans ce domaine.
- (“…c’est incroyable, je les regarde chaque fois et chaque fois j’ai cette impression”…)
- Hélicoptère militaire américain lourd de manœuvre et d’assaut.
- Lockheed C-5 Galaxy: avion militaire américain de transport de grande capacité.
- Mirage (phénomène optique) créé par des perturbations de rayons lumineux au passage à travers un gradient thermique dans l’atmosphère.
- Phénomène créant un flash de lumière lorsqu’une particule chargée se déplace dans un milieu diélectrique à une vitesse supérieure à celle de la lumière dans ce milieu.
- Engin personnel mixte muni de moteurs-fusée permettant de conduire et d’accélérer le déplacement aussi bien aérien que sur – et sous – l’eau.
- L’époque géologique actuelle.
- Les affaires courantes, habituelles ou routinières. (ang.)
- Petit oiseau rapace rougeâtre de la famille des strigidés (hiboux et chouettes).
- Le terme désigne ce qui passe souvent comme la plus grande bataille aérienne de l’histoire, soit la succession de combats qui a opposé la Luftwaffe du IIIe Reich allemand à la Royal Air Force et à la défense antiaérienne britanniques de juillet 1940 à juin 1941.
- Un des chasseurs le plus utilisés par les Britanniques pendant la IIe Guerre mondiale.
- Célèbre bombardier en piqué allemand fabriqué à partir de 1935.