Protocoles MODIS2 et 4
Au SABRE, c’est le branle-bas de combat. Déjà qu’exfiltrer K et ses collègues en trois coups de cuillère à pot depuis le fin fond de l’Asie centrale en court-circuitant les Anglais, n’est certes pas censé figurer dans les annales du Service, mais n’est non plus une sinécure: le plus dur est devant. Une fois dégagée, l’équipe (baptisée «mécanique» pour la circonstance) doit être cachée et protégée le temps qu’il faut pour la «réparer», puis la «remettre en état de fonctionnement». Les ravages des mois passés dans la steppe mongole sont sérieux, et faire revenir la mécanique à son plein régime après un tel séjour exige patience et tact. Sauf que le temps est la denrée rare du moment, ce qui explique la crispation des thérapeutes, psychologues, logopédistes, mnémotechniciens et autres secouristes spécialisés affectés à la tâche.
Le pouvoir d’infiltration et d’interception de l’ŒIL est depuis longtemps une certitude. La consigne qui entoure l’opération s’oriente donc vers la stricte limitation aussi bien des transmissions externes et internes, même en code ∑, que de tout déplacement, et en général de toute activité pouvant rendre un être visible ou identifiable. Pour ce faire, est enclenché le fonctionnement en MODIS41 à tous les échelons liés à l’affaire. Ces éléments réunis font pourtant que pour la mécanique et pour la cellule responsable de ce programme, héberger, protéger, remettre et entraîner ne peuvent surtout pas avoir lieu sur terre ou dans l’air, bref à tout endroit visible de l’espace. Décision est donc prise d’utiliser la partie disponible des structures sous-marines de la Mer Celtique, placée au large du Finistère à 80 m de profondeur. La logistique qu’exige l’installation se fait au pas de charge à la faveur d’une éclipse totale de lune qui a lieu sur un ciel fortement nuageux. Un programme acharné débute une fois les quartiers investis.
Aux antipodes, la situation n’est pas exactement meilleure. Après le départ de l’acteur, le brillant théoricien, mis au parfum par ses deux sentinelles, se paye le luxe d’une solide dépression dans sa caravane de Maria. Un transfert aux structures immergées où se trouve la mécanique de K est pour l’instant exclu pour des raisons désormais connues. Non seulement que le temps ne joue pas en faveur de tout ce petit monde, mais si l’activité autour des gens du CERN avance tant bien que mal comme prévu, avec des progrès réels, à l’évidence un travail similaire – fut-il moins assidu et partiellement différent – doit avoir lieu en parallèle avec lui. Partant, une antenne est dépêchée dans les faubourgs d’Adélaïde. Un équipement d’émission en spectre électromagnétique est mis en place aussitôt. Là aussi, tenant compte du contexte, la directive vient de passer en situation ‹MODIS2› à l’intérieur d’un cylindre de brouillage à son tour revêtu par un halo de leurres. Un pont informationnel s’établit entre les deux sites, avec à peu près des objectifs identiques à ceux fixés pour la mécanique: rémission et entraînement, la protection étant déjà assurée, aussi que – par la force des choses – l’hébergement, encore qu’il reste précaire.
Le programme se déroule plus ou moins du même pas avec une évolution palpable, en dépit des milliers de kilomètres qui séparent la Mer Celtique du désert austral. L’opération bénéficie du degré de priorité zéro parmi les autres activités du Service. Mieux: les cellules impliquées sont appuyées par des unités spécifiques appartenant à la Brigade des opérations spéciales du Ministère de l’intérieur. Seule petite fausse note: la retenue du Secrétaire à la défense qui, manifestement, ne tient pas à trop s’impliquer, lui-même comme les structures qu’il dirige. Les arguments avancés – une exposition politique trop marquée et un dialogue difficile avec l’opposition – sont certainement non négligeables, mais ne semblent pas suffire et, surtout, convaincre. De surcroît, l’obligation qui s’imposerait d’élargir le système de fonctionnement MODIS à l’ensemble des activités et du personnel subordonné lui pose problème. Pour ne rien arranger, il s’absente très souvent, tantôt en visite officielle, tantôt sans raison déclarée, tantôt en déplacement privé. Comme c’est le cas actuellement, à Londres. Tiens…
Herr Schwertz, je présume…
La semaine du défilé d’automne commence à Somerset House.2 Si elle devait dîner en tête-à-tête avec la Reine, Moonna ne serait pas plus excitée et pour couronner sa frénésie, une bonne partie du Ritz est occupée par le gotha international des deux sexes et de tous âges: comédiens anglais, sportifs africains, politiciens russes, rock-stars américains, hommes d’affaires chinois, qu’elle croise au petit-déjeuner, sur les corridors et dans l’ascenseur. Pourtant, ce n’est encore rien comparé à l’excitation qui envahit les salons néoclassiques où ont lieu les défilés, preuve qu’en vérité la mode est la nouvelle religion, car la jeune femme n’est de loin pas la seule ‘novice’ dans ce monde cosmopolite de connaisseurs. Autour de ces mandarins et mandarines bourdonne toute une nuée de starlettes, escortes, aspirants et apprentis sorciers en quête d’occasions Instagram ou carrément les provoquant. N’empêche, ce soir-là, à sa descente du taxi, lorsque d’un geste calculé elle prend le bras de son fier espion, sapé lui comme un prince dans son smoking nacre, nœud lilas assorti à ses chaussures blanches laquées, Moonna, longue et simple robe moulée en soie jade, généreusement fendue sur la poitrine et dans le dos, rayonne comme une orchidée solitaire dans une mare. Sa splendeur rayonne, sa pureté illumine l’obscurité et son léger sourire distrait ferait tomber n’importe quel bastion phallocrate.
En quelques secondes, elle est sur toutes les lèvres. Les commentaires se ressemblent: «Qui est cette fée sublime au bras du premier séducteur de la planète?», «Le célibataire le plus convoité de l’univers a-t-il enfin trouvé princesse à son goût?», «Le surprenant couple qui embrase la semaine londonienne de la mode». Dans le lobby, puis dans la salle, le spectacle offert par le public ne cède en rien à celui des collections. Gardes de corps sans cou, crâne rasé et tirés au pochoir, avocats d’affaires emprisonnés dans leurs uniformes gris 50%, femmes fatales fatiguées en négligés recherchés, athlètes déférents et fiers de leurs chignons, vieilles matrones fardées à la truelle – la majeure partie de ce monde bigarré essaie autant que faire se peut d’être en concordance avec le niveau du carnaval sur scène. C’est presque pathétique.
C’est presque pathétique puisqu’en réalité et finalement rien ne saurait égaler le déluge onirique qui, à chaque fois, se succède religieusement, en marche forcée, sur l’interminable allée centrale. Des modèles, hommes comme femmes, ressemblant à des clones arrivés directement du ‹Meilleur des mondes›: même taille, même mensurations, même démarche, même âge, même regard horizontal, même facies vide. Si des mannequins en celluloïd blanc – mécanisés – défilaient à leur place, on se rendrait compte à peine. En revanche, l’objet de l’intérêt – l’accoutrement qu’ils présentent – défie l’imagination.
Cela débute avec les parades de plusieurs espoirs de l’industrie, jeunes stylistes androgynes poliment applaudis. L’heure a presque sonné pour chacun d’entre eux. Afin de se démarquer et en même temps confirmer la confiance qui leur a été accordée par les divers investisseurs asiatiques, ils font défiler qui des gibbons, qui des vaches, qui encore des canards. En attendant la consécration, chacun de ces épigones choisit de s’appuyer sur le style abracadabrant.
À la pause, toute cette faune se serre dans le foyer, entre coupes de Dom Pérignon et mignardises drapées d’un léger matelas truffé, avec quelques pointes de caviar blanc. L’acteur est aux aguets, tandis que Moonna prend déjà visiblement du plaisir rien qu’à saluer gracieusement chaque habitué qui s’empresse comme pas hasard autour, dans un tohu-bohu de «Oh, toi ici, vieux frère?!», «Comment vas tu?», «Mais ça fait un bail!» «Permettez-moi de vous pré…» Elle est resplendissante, renversante. On jurerait qu’à longueur de journées elle ne fait que remplir de bonheur tous les admirateurs qui retournent comblés après lui avoir présenté invariablement la même gamme d’éloges.
Les éloges, ∞8 n’en a pas plus cure que les sourires de complaisance, surtout qu’au loin il vient d’apercevoir… mais oui!… le Secrétaire à la défense Schabble en personne, manifestement happé par un vif débat au milieu d’un groupe compact d’inconnus. Il attrape la main de sa princesse, se fraye un chemin à travers la foule et s’arrête bien en vue de l’homme d’État, à quelques pas de ce groupe. Les échanges sont animés, presque trop, et ce n’est qu’après quelques bons moments qu’il se fait remarquer. Les regards se croisent; l’un a le visage de cire, l’autre change de couleur, s’excuse subitement auprès de ses interlocuteurs, tourne les talons et, profitant du remue-ménage crée par sa majesté le Kaiser qui serre à la chaîne des dizaines de mains juste à côté, se fond dans l’océan bigarré. Tout essai de ne pas le perdre de vue s’avère vain puisque les haut-parleurs annoncent pour la seconde fois la reprise du défilé, et c’est la ruée.
L’industrie du style est une religion globale qui, par ailleurs comme toute autre religion, se compose du noyau clérical, auquel s’ajoute la masse des fidèles. Ce monde est animé par un dogme: la mode. Contrairement à la vocation pastorale universelle du Souverain Pontife, la mode n’a pas de pape. Comme dans l’Église de Rome, elle à toutefois nombre de cardinaux, et le Kaiser en est un, à moins qu’il ne soit primus inter pares3. Alors, à l’instant où sa messe est sur le point de débuter, comme un seul homme l’assistance arrête son souffle.
Et ça éclate sur des airs de Parsifal, dans un ballet croisé de faisceaux bleu-blanc-rouge, avec des scènes de Métropolis en toile de fond. Le spectacle est sidérant. Passent en marche militaire ininterrompue des nymphes en plumes de paon coiffées de casques perses, des naïades anorexiques pieds nus en combinaisons tricolores de latex, des éphèbes en chaussettes et patchworks de peaux de yak, des grâces en mono soutiens-gorge, jupes en papier gaufré, chevelure électrocutée, des bonzes vêtus d’une feuille de vigne sertie de cristaux Swarovski, blouses en cottes de mailles et bottes en skaï noir, des apollons portant des masques vénitiens, blazers en feuilles de palmier, revers en aluminium, chapeaux melon crochetés. Les dévots ovationnent crescendo à chaque passage. Depuis le coup d’envoi, Moonna est aspirée au septième ciel, pendant qu’à force de scruter le public, ∞8 réussit enfin derrière lui à localiser le Secrétaire à la défense, légèrement affaissé sur sa chaise, l’air perdu. Découvrant en revanche que le plus intéressant est encore derrière celui-ci, il souffle à l’oreille de la fille «Attends-moi ici, surtout ne bouges pas.» Elle est transie. «Moonna, t’entends? T’as compris?» Elle fait un signe muet. Il s’arrache.
La parade touche à sa fin. Des feux d’artifices projetés sur un immense écran qui fait le tour de l’enceinte remplacent le chef-d’œuvre de Fritz Lang. Côté musique, Rammstein remplace Wagner. S’installe une semi-obscurité dosée. Les derniers adonis en body-painting,4 tongs semelles bois, collants noirs et capes en chinchilla synthétique quittent le podium central et rejoignent le reste des mannequins réunis sur scène pour le salut final. L’exaltation atteint des sommets. On n’attend plus que le cardinal de la mode en personne. Le spectateur Schabble est toujours immobile, on dirait prostré. Derrière lui, un type bien bâti, la soixantaine alerte largement entamée, veste de chasseur à manches longues, chignon grisonnant, moustache épaisse de gaucho. Il suit attentivement et le spectacle et l’assistance et l’homme devant, et alors qu’il se tourne pour observer la scène, un visage souriant l’interpelle: «Herr Schwertz, je présume…» D’un geste vif, il glisse la main droite dans une des poches du veston, mais l’acteur sait le persuader d’y renoncer. «Venez.» Il s’exécute. Les deux quittent la salle pendant que le Kaiser, pur, tunique et lavallière blanches, s’avance tirant modestement sa première petite révérence dans une apothéose mystique.
Le foyer serait désert s’il n’y avait pas le personnel qui nettoie, ramasse, range. Ça tombe bien. «Qui êtes vous?» «Un ami, et vous êtes Aloïs Schwertz, alias Antonio Sánchez.» L’homme ne réagit pas. Il n’est clairement pas à l’aise, conscient aussi que ce n’est guère l’endroit ni le moment pour jouer au plus malin. «Vous pensez bien que je connais mes amis. Vous n’en êtes pas un.» «Vrai, mais je le serai bientôt.» «En plus, l’on ne tient pas un ami sous la menace.» «Vrai également, sauf que pour l’instant vous m’y forcez. Changer cela ne dépend que de vous. Dans l’immédiat, il faut absolument qu’on change d’endroit, qu’on quitte ce lieu. Nous verrons ça plus tard.» Dans la salle, c’est l’orgie des applaudissements, des ovations et des sifflements. Le brouhaha est total. Il appelle un employé, lui expliquant comment localiser la jeune femme en robe jade. La messe est finie, les premiers zélotes se sauvent. Quelques minutes plus tard, Moonna, toute excitée, essoufflée, les joues rouges, un peu désorientée, les retrouve assis dans un coin.«T’as fait qu…» «Rien, c’est bon, je t’expliquerai après, maintenant dépêche, on y va.»
Trouver au Ritz, à toute heure de la journée ou de la nuit un endroit tranquille pour s’entretenir, c’est l’embarras du choix, cependant ils choisissent le Café de Pierre, vis-à-vis. L’endroit est agréable et il faut attendre quelques minutes la première table de libre. A.S. est visiblement nerveux, il tourne, se retourne, va, vient, garde la distance, ne tient pas en place. Moonna chuchote: «Tu peux me dire qui c’est?» Il mime des lèvres: «Sánchez. Schwertz.» Amusé, il voit ses yeux se muer en balles de ping-pong. «Mais comment l’as tu chopé?! Comment tu sais que c’est lui?!» Lui guigne vers A.S., qui est de dos, ouvre légèrement son smoking, ventilant du bout des doigts un épais paquet de photos. Elle mime aussi: «Quoi! C’est quoi?! Comment t’as fait?!» Distrait, il lui mime la soupe, la maison, l’explosion (le bruit ambiant aide, A.S. se retourne, regarde ailleurs), une épée, le cerveau. Elle est fascinée. Une table se libère près de la fenêtre. A.S., regard noir, est devant eux. Ils s’installent. «Un Campari orange pour moi, sans glace, merci. Tu prends…?» «Un Mojito5, s’il vous plaît, avec glace», elle sourit. «Et monsieur?» demande le garçon. La tablette de la dame en face livre le pugilat de Roger Moore6 avec le colosse aux dents d’acier, sur la télécabine.7 Elle y est transportée. «Rien.» «Bien monsieur.» «Non, attendez, apportez-moi une eau plate, Évian, ça ira.» «Très bien monsieur.» On économise les politesses. «Je serai direct.» «J’attends que ça.» «Je crois que vous jouez un rôle crucial dans des événements majeurs imminents.» «Ah.» «Pour l’humanité.» «Tiens.» «Vous n’êtes au courant de rien, je présume.» «Je vous sens perspicace, à propos, quand même, à qui ai-je l’honneur?» «Un ami, je vous l’ai déjà dit. Mon nom importe peu. Celui qui compte maintenant c’est vous.»
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Une table se libère près de la fenêtre. A.S., regard noir, est devant eux. Ils s’installent. «Un Campari orange pour moi, sans glace, merci. Tu prends…?» «Un Mojito8, s’il vous plaît, avec glace», elle sourit. «Et monsieur?» demande le garçon. La tablette de la dame en face livre le pugilat de Roger Moore9 avec le colosse aux dents d’acier, sur la télécabine.10 Elle y est transportée. «Rien.» «Bien monsieur.» «Non, attendez, apportez-moi une eau plate, Évian, ça ira.» «Très bien monsieur.» On économise les politesses. «Je serai direct.» «J’attends que ça.» «Je crois que vous jouez un rôle crucial dans des événements majeurs imminents.» «Ah.» «Pour l’humanité.» «Tiens.» «Vous n’êtes au courant de rien, je présume.» «Je vous sens perspicace, à propos, quand même, à qui ai-je l’honneur?» «Un ami, je vous l’ai déjà dit. Mon nom importe peu. Celui qui compte maintenant c’est vous.»
- Abréviation de MOde DIScret: protocole spécial, occasionnel, partiel ou total, de fonctionnement des structures du Service, réparti sur une échelle de 1 à 5 et utilisé dans les situations où l’organisation tombe sous le coup d’une surveillance particulière. Les noms de code des différents niveaux sont: caméléon (1, minimum), escargot (2, strict minimum), hérisson (3, strict minimum autorisé), huître (4, strict minimum absolument indispensable) et chimère (5, néant).
- Grand bâtiment néoclassique de la fin du XVIIIe siècle situé au centre de Londres.
- Expression latine signifiant littéralement ‹premier parmi ses pairs (ou ses égaux)›.
- Peinture corporelle (ang.): art éphémère qui utilise le corps nu comme support.
- Cocktail traditionnel cubain à base de rhum, citron vert, soda et feuilles de menthe.
- Acteur britannique (1927 – 2017).
- Dans le film ‹Moonraker› (1979) du metteur en scène britannique Lewis Gilbert.
- Cocktail traditionnel cubain à base de rhum, citron vert, soda et feuilles de menthe.
- Acteur britannique (1927 – 2017).
- Dans le film ‹Moonraker› (1979) du metteur en scène britannique Lewis Gilbert.